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La naissance d'une identité
nationale finlandaise se fonde en grande partie, au XIXe siècle,
sur la reconnaissance de l'existence de la langue finnoise et
sur la place que le finnois prend dans la vie publique.
D'un côté, on découvre une tradition
populaire orale époustouflante retranscrite dans le Kalevala,
qui deviendra la clé de voûte de l'identité nationale ; de
l'autre, l'élite fennomane construit une langue écrite qui se
veut savante et normative, ce qui est essentiel pour la
reconnaissance formelle de la langue.
Dans cette évolution, le théâtre était
l'endroit où l'expression contemporaine a pu échapper aux
aspirations normatives: le théâtre est resté le lieu de
l'expression populaire au sens le plus noble du terme.
Aujourd'hui encore, l'idée de la langue comme
pratique orale, dont l'écriture n'est que la transcription,
reste très présente en Finlande. La langue parlée n'est pas
l'expression à haute voix de ce qui est écrit, bien au
contraire, la langue écrite n'est que le témoin de ce qui peut
être dit.
À partir de la période des
croisades aux XIIe et XIIIe siècles, la majeure partie de la
Finlande fait partie du royaume de Suède. Vers 1600 le suédois
devient la langue parlée de la classe dominante en Finlande.
Cette évolution dans les pratiques linguistiques est due à la
centralisation de l'administration et à l'importance
grandissante de la Diète tout au long des XVIIe et XVIIIe
siècles. Mais la question de la langue n'est alors qu'une
question pragmatique, et non pas idéologique.
Le grand changement géopolitique dans la
région arrive en 1703, lorsque Pierre le Grand décide de faire
bâtir Saint-Petersbourg sur l'embouchure de la Neva dans la mer
Baltique, afin d'en faire la capital de la Russie. Dès lors, la
Finlande devient un zone tampon entre les Suédois et les Russes
et, en 1809, pendant les guerres napoléoniennes, Alexandre Ier
finira par annexer la Finlande à ses territoires en tant que
grand-duché autonome de l'Empire russe. La Finlande restera
partie de la Russie jusqu'en 1917, et deviendra indépendante
dans le sillage de la révolution d'Octobre. C'est pendant cette
période russe que la question de la langue se politise, et que
les pratiques évoluent.
Au cours du XIXe siècle, les
mouvements romantiques et nationalistes prennent leur élan en
Europe. Il en est de même en Finlande : la langue devient une
question politique reflétant une identité culturelle et
nationale. Cela se traduit par une volonté de donner de
l'importance à la langue finlandaise : la passage à l'écrit
devient dès lors un enjeu majeur. Certes, il existe depuis la
reforme protestante du XVIe siècle des écrits religieux en
finnois, ainsi que quelques codex de lois, mais il n'y a pas
d'œuvres littéraires, ni d'essais, ni d'ouvrages scientifiques.
Écrire la langue est une question politique
et sociale majeure, car n'écrivent une langue que ceux qui ont
accès à la scolarité. Au début du XIXe siècle, malgré la
nouvelle appartenance à l'Empire russe, toute la scolarité en
Finlande se fait en langue « nationale » - autrement dit le
suédois. Ce n'est pas toujours la langue maternelle des élèves,
puisque l'immense majorité des personnes vivant en Finlande
était finnophones, mais il était admis dans les mœurs que
lorsqu'un enfant était scolarisé et qu'il attrapait en quelque
sorte l'ascenseur social, il commençait à s'exprimer en suédois.
Autrement dit les personnes appartenant à l'élite lettrée
échangeaient en suédois quel qu'était leur langue maternelle.
L'idéologie colonialiste de l'époque donnait des arguments forts
pour ce partage des langues en langues civilisées et en langues
barbares, et aujourd'hui encore ce partage reste d'actualité
dans beaucoup de pays. L'enjeu était donc de montrer que le
finnois était une langue civilisée, capable d'exprimer tout ce
qu'on exigeait d'une langue civilisée.
Mais pour l'écrire, une simple transcription
de l'oral n'était pas possible. Pour comparer, prenons l'exemple
du français : l'élite qui a choisi au Moyen-Âge d'écrire le
français au lieu du latin pouvaient transcrire la langue qu'elle
parlait, et écrire leur propre langue maternelle. En Finlande,
l'élite était suédophone. Pourtant c'est cette élite qui a
choisi de commencer à promouvoir le finnois comme l'expression
de la Nation finlandaise : le mouvement fennomane est né.
À partir de 1840, le mouvement fennomane
prend de plus en plus d'ampleur dans les milieux intellectuels.
C'est un mouvements très étonnant : des hommes et femmes de
lettres, des intellectuels, suédophones pour la très grande
majorité ont commencé à vouloir apprendre le finnois. Il était
de bon ton de traduire son nom de famille en finnois pour
l'usage. On organisait des « soirées finlandaises » pour
pratiquer le finnois, et certains ont même commencé à parler
finnois chez eux. La situation était curieuse : les peuples
finnois et caréliens venaient de donner une œuvre orale
magistrale, que l'on connait sous le nom de Kalevala (1835).
Cette œuvre était idolâtrée par toute l'élite culturelle
finlandaise, qui y voyait une preuve indéniable de la qualité
civilisée du peuple finlandais mais, en même temps, cette même
élite était dans l'incapacité de lire l'œuvre en question et
devait se fier à la traduction suédoise pour l'apprécier.
L'objectif du mouvement fennomane était donc claire : il fallait
créé une élite finnophone.
Mais alors quelle finnois veut-on apprendre à
parler ? Les parlés étaient multiples : à l'est du pays on
parlait comme ceci, à l'ouest comme cela, au nord encore
différemment, sans parler des régions côtières : les dialectes,
très différents les uns des autres, étaient aussi nombreux que
les régions. En effet, dès les années 1820, et pendant des
décennies, on peut suivre dans les journaux « la guerre des
dialectes », dont l'objet était de déterminer lequel des
dialectes il conviendrait de rendre officiel. Il fallait faire
un choix.
Chemin faisant on a abouti à un compromis
entre les structures de l'ouest, mélangées avec du vocabulaire
de l'est. Il s'en suivait que le finnois officiel, le finnois
écrit, le kirjakieli ou « la langue des livres », n'était la
langue maternelle de personne. C'était une langue sans
locuteurs, une langue que personne ne parlait dans sa forme
exacte, et d'ailleurs ne parle toujours pas. Notons que la
différence entre la langue des livres et langue parlée fut assez
grande et l'est toujours. Pour une étudiante qui n'a étudié le
finnois (la langue des livres) que dans une université à
l'étranger, il est très malaisé de comprendre la langue parlée,
quelque soit la région qu'elle visite.
Les artistes et les auteurs, inspirés par le
romantisme de l'époque, adoptaient très rapidement la langue
officielle dans leur expression. Le peuple, bien évidemment,
continuait à parler sa langue maternelle, qu'elle soit écrite ou
non. Le théâtre, l'art de l'oralité, était dans cette évolution
un espace artistique où la langue populaire continuer à
s'exprimer.
Aleksis Kivi, père de
la littérature finlandaise, n'a eu son heure de gloire qu'après
sa mort. De son vivant il a été apprécié, mais sa langue
faisait de lui également un objet de controverse. Pour des
raisons que l'on ignore, il était devenu la bête noire du
professeur August Ahlqvist (1826-1889), une personnalité
littéraire importante de son époque qui détenait notamment la
première chaire des langues fénno-ougriennes de l'Université
d'Helsinki. Ahlqvist accusait Kivi d'enlaidir le finnois et
d'avilir les finlandais.
Certes, Aleksis Kivi avait un style novateur
: la description qu'il faisait du peuple ne correspondaient pas
à l'idée romantique qui prévalait, celle d'un peuple qui
souffrait en silence et en noblesse. Si August Ahlqvist
défendait la langue finlandaise, on peut dire tout autant de
Aleksis Kivi. Il voulait, dans sa prose, écrire une langue aussi
« propre » que possible. « Propre » signifiait alors exempte de
régionalismes. Mais comme la langue des livres cherchait encore
sa forme, et que les conventions étaient loin d'être encore
établit, la tâche lui fut impossible. De condition très modeste,
il n'avait jamais voyagé, ce qui ne l'empêchait pas d'écrire sa
langue maternelle dans toute sa richesse. En aucun cas il ne
pouvait avoir suffisamment de recule pour pouvoir y détecter les
expressions ou les structures locales, et malgré toute sa bonne
volonté d'auteur, sa langue reste (heureusement) toute colorée
par les régionalismes.
Cette volonté d'écrire une langue « propre »
était partagé par tous les auteurs de cette époque. Une des
missions d'un auteur littéraire était d'être la porte-parole de
l'identité nationale, et de décrire un peuple, son histoire et
son destin. Toutefois, dans cette prose, il y a un endroit où
les régionalismes pouvaient apparaître : les dialogues.
Dans le souci de l'authenticité, les
dialogues étaient écrits de façon à ce qu'on puisse entendre
quelqu'un parler. Nombreux auteurs de prose continuent
aujourd'hui cette habitude d'écrire la langue des livres dans
les descriptions, tout en utilisant une langue parlée ou un
dialecte dans les dialogues.
Dans le théâtre l'œuvre toute entière était
écrite en dialogue. On attribue à Aleksis Kivi la première pièce
de théâtre en finnois, Lea, qui est donnée en représentation
pour la première fois en 1869. Ensuite il écrira d'autres
pièces, notamment Kullervo et Nummisuutarit.
Dans les pièces de théâtre, Kivi ne se soucie pas d'écrire une
langue jugée correcte, au contraire, il laisse libre cours aux
régionalismes et à la langue parlée. Les pièces connaissent un
vif succès, et cela encore encore aujourd'hui. Autant les romans
de Kivi, tel Seitsemän veljestä (Les sept frères),
sont devenus dans l'imaginaire collectif de la matière
poussiéreuse avalée par des collégiens récalcitrants, autant ses
pièces de théâtre, notamment Nummisuutarit, reste une
pièce très populaire, en particulier dans le répertoire de
nombreuses troupes de théâtre amateurs. Seitsemän veljestä
(Les sept frères), sans conteste l'œuvre majeure de Kivi,
retrouve aussi son public aujourd'hui à travers les adaptations
théâtrales. La langue qui nous semble difficile lorsqu'elle est
écrite, devient vivante lorsqu'elle est parlée et donnée à
entendre.
Il est évident que cette langue
particulièrement vivante à laquelle les spectateurs pouvaient et
peuvent s'identifier, cette langue qui est la leur, même si elle
a vieilli dans certaines expression ou formes grammaticales, a
joué un rôle important dans la popularité de ses pièces. Et pas
que dans la popularité des pièces de Kivi, mais dans la
popularité du théâtre tout court.
Minna Canth est une auteure
incontournable de la fin du XIXe siècle. Elle est née 10 ans
après Aleksis Kivi, et elle écrira encore 35 ans après le mort
de celui-ci. Pendant sa longue carrière, la langue finnoise
écrite, la langue des livres, a eu le temps de prendre une forme
plus établit.
Minna Canth a eu une carrière importante de
femme de lettre. Elle se destinait à devenir enseignante dans
les premières écoles où l'enseignement était donné en finnois,
mais ses études ont été interrompus suite à son mariage. Elle a
commencé à écrire en tant que journaliste et plume de son mari,
et écrivait un finnois extrêmement soigné. Sa correspondance
témoigne également d'une très grande maîtrise du finnois des
livres, ainsi que d'un style et d'un orthographe sûrs. Elle a
écrit des nouvelles, des romans, des pamphlets, des articles,
des chroniques, mais on se souvient d'elle surtout pour ses
nombreuses pièces de théâtre. Deux d'entre elles sont
disponibles en français, Työmiehen vaimo (La femme
d'un ouvrier), et Anna Liisa (Anna-Liisa). On y
reconnaîtra un style et un univers proche d'Ibsen, son
contemporain norvégien.
Dans les pièces, comme d'ailleurs dans les
dialogues de ses romans, on peut déjà apercevoir des niveaux de
langue liés non pas à l'origine géographique des locuteurs, mais
à leur statut social. Les personnages haut placés dans
hiérarchie sociale, tel un pasteur, s'expriment avec un finnois
plus proche de kirjakieli, la langue des livres. En
revanche, les personnages de condition plus modeste s'expriment
avec davantage de régionalismes ou en dialecte, comme la vieille
Husso dans Anna-Liisa. Cette distinction de classes
sociales perceptible dans l'écriture de Minna Canth correspond,
en fin du 19ème siècle, également à une réalité linguistique. Le
pari des fénnomanes est réussi : désormais, il existe une classe
lettrée finnophone.
On peut observer dans les dernière décennies
du XIXe siècle une évolution rapide du finnois des livres : on
invente des mots, et on précise ou on élargit les champs
lexicaux pour répondre aux besoins d'unité nationale, tant
idéologique et qu'administrative. C'est l'époque de la politique
de russification, et la langue est un outil de résistance
active.
En parallèle à ce développement qui suit
avant tout une logique politique, on voit l'expression
artistique évoluer. Le théâtre en particulier est un art nouveau
qui attire dès le début beaucoup de public, et beaucoup de
plumes talentueuses. Le théâtre reste le lieu où la langue orale
est retranscrite, le lieu où les sonorités régionales et les
variations structurelles ne peuvent être ignorées, car le
théâtre est de par sa nature même un art, non pas de mots, mais
de paroles.
Minna Canth a écrit un magnifique éloge au
théâtre, publié dans le journal Päijänne en 1878. Pour
elle, le théâtre est le plus puissant des formes d'art. Pour
elle, le théâtre est le seul art capable de mouvoir et émouvoir
en même temps le public tout entier. Elle parle expressément du
pouvoir qu'a le théâtre de faire prendre conscience à un peuple
de son identité, par des pièces socialement ou politique
engagées, mais aussi par des pièces historiques qui lui
apprennent son passé. Elle parle aussi de l'importance du
théâtre pour le développement de la langue. Pour elle, le
théâtre permet de reconnaître toute la valeur d'une langue, qui
réside dans sa capacité d'exprimer des sentiments et des pensées
dans toute leur finesse, le théâtre permet aussi de développer
la langue vers encore plus de beauté. Aussi, elle appelle à la
responsabilité des auteurs et des hommes et femmes de théâtre,
afin que ceux-ci prennent conscience du pouvoir qu'ils
détiennent. Elle appelle aussi à l'État et aux pouvoirs publics
en général afin que ceux-ci soutiennent financièrement les
auteurs de théâtre qui, pour elle, ont une mission irremplaçable
au sein de la société, dans sa construction et dans la
reconnaissance de son identité.
En effet, le théâtre est devenu très
rapidement un art très populaire en Finlande. À partir de 1869,
en quelques décennies, le théâtre a conquis toutes les couches
de la population finnophone, les élites mais surtout les milieux
populaires. Ce n'était pas une question d'accessibilité, car le
peuple savait lire. Mais la langue du théâtre était la langue
parlée. Les pièces de théâtre étaient écrit dans la langue
parlée tout simplement parce que les protagonistes, en chair et
en os, devaient y parler. Une tautologie. Bien évidement, le
sentiment d'identification était très forte.
Cette identification immédiat fait que les
niveaux de langue perçus par le public s'appliquent différemment
dans les romans et dans le théâtre. Dans le roman s'opère une
distanciation. Le personnage d'un roman qui s'exprime en langue
parlée est « populaire » ou même « vulgaire », tandis qu'un
personnage d'une pièce de théâtre qui s'exprime dans une langue
parlée est « sympathique » et « attachant ». L'auteur du roman
écrit en langue parlée serait « engagé » ou « populiste »,
l'auteur de la pièce de théâtre tout simplement « réaliste ».
Dans le théâtre, les gens pouvait entendre leur langue à eux,
leur langue maternelle à laquelle on avait donné une dimension
artistique qui s'élevait au-dessus du quotidien. On aime,
forcément.
Depuis, le succès du théâtre
n'a jamais été démenti. Les auteurs de pièces de théâtre sont
très nombreux, et les romanciers s'exercent également volontiers
dans cet art, comme Sofi Oksanen ou Kari Hotakainen pour ne
nommer que les plus connu en France. Deux tiers des pièces
jouées dans les théâtre sont écrites par des auteurs finlandais,
et chaque année environs 40% de ces pièces finlandaises sont des
nouvelles créations.
Le théâtre est un art immensément populaire
auprès du public. En 2013 il y avait 3 millions de spectateurs
dans les théâtres, ce qui représente plus de la moitié de la
population. Inutile d'éduquer les jeunes finlandais pour leur
apprendre le plaisir d'aller au théâtre : les finlandais ont le
sentiment profond que le théâtre leur appartient.
Il semble évident qu'une partie de cette
popularité est dû au fait que le théâtre a été depuis sa
création l'endroit même où la langue s'exprime telle que nous la
vivons au quotidien. Nombreuses expressions qualifient
aujourd'hui les différents niveaux de langues selon si elles
contiennent des régionalismes ou pas : kirjakieli (la
langue écrite ou la langue des livres), yleiskieli (la
langue générale), hyvä puhekieli (la langue bien
parlée), puhekieli (la langue parlée), murre (dialecte).
Le champs d'expression du théâtre se situe souvent entre les
dialectes et les langues parlées, mise à part les traductions à
partir de langues étrangères, souvent tristement reconnaissables
par un niveau plus général de la langue. Le théâtre nous parle
comme nous nous parlons, elle nous parle dans notre langue
maternelle. C'est précisément ce qui donne sa couleur à
l'expérience artistique et collectif qu'est une pièce de
théâtre.
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