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Cet article s'intéresse à l'historiographie du théâtre en
langue bretonne et expose comment la situation désormais
minoritaire du breton a pu réduire cette historiographie à la
seule question de l'originalité propre de ce théâtre avant
d'influer également sur les pratiques théâtrales, orientées
tout à la fois vers l'affirmation des origines (dans la
revendication d'une identité qui est contestée parce que
minoritaire) et vers l'expression d'une prétention à
l'universalité (une sorte d'aspiration à la majorité). Il
s'agit alors de dépasser ce constat et de mettre en lumière
les chaînes d'expression et de réception qui apparaissent
par-delà la fracture minoritaire, en montrant dans quelle
mesure le théâtre breton contemporain continue de dialoguer
avec son passé tandis qu'il a désormais pris conscience d'être
minoritaire. L'article, en présentant dans les formes
d'expression dramatique en langue bretonne les plus récentes
l'expression d'un syncrétisme où une identité basée sur une
histoire propre se rapproche d'une identité en contrepoint,
illustre enfin la nécessité de repenser l'historiographie du
théâtre breton au-delà de ses seuls aspects minoritaires.
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La dénomination communément admise : théâtre en langue minoritaire, et qui réunit les participants à ce colloque est problématique. Il y a, c'est certain, plus de pertinence à rechercher des échos dans ce qu'Édouard Glissant appelait « ... la quantité réalisée de toutes les différences du monde[1]... » plutôt que dans un universalisme littéraire occidental creux, dont nous sommes de toute façon exclus. Il n'est, par ailleurs, pas question de contester le fait que le breton est aujourd'hui une langue minoritaire. Mais ce complément : « en langue minoritaire », faute de mieux – il est sans doute peu de colloques où l'on traite de théâtre en langue majoritaire – a, dans le cas du théâtre breton, considérablement brouillé l'analyse qui a pu en être faite.
Du théâtre d'antiquités au théâtre d'identités s'est en effet imposé un prisme de lecture minoritaire du fait théâtral breton. Ce faisant, on a moins analysé une pratique théâtrale dans son originalité propre que cherché à justifier l'incapacité des grilles de lecture classique à circonscrire une pratique différente : le théâtre en langue minoritaire n'est pas du théâtre puisqu'il ne parvient pas à respecter les canons majoritaires.
Cette construction
idéologique n'a d'ailleurs pas été sans incidence sur les
pratiques théâtrales elles-mêmes. Devant ce qui se présentait
comme la marche de l'Histoire, les Bretons ont peu à peu
délaissé leur théâtre, méprisant leur langue et leur culture,
pour plus tard le reconsidérer comme vecteur de revendication de
leur identité et de leurs droits culturels.
L'idée d'un « progrès historique » de la littérature vers un but universel qui s'est imposée à partir du XIXe siècle a placé le théâtre breton au pied du mur : soit il témoignait d'une « individualité nationale » comme l'entendait Humboldt, et pouvait donc justifier d'une originalité propre, soit il relevait d'un mouvement national plus large dont il n'était que la déclinaison périphérique et donc imparfaite.
Dans son ouvrage Le grand mystère de Jésus[2], publié en 1865, Théodore Hersart de la Villemarqué a proposé la réédition du théâtre de la Passion et de la Résurrection à partir d'une version imprimée en 1530, réédition qu'il a fait précéder d'une étude intitulée : « Le théâtre chez les nations celtiques ». Il s'emploie dans ce texte à présenter un théâtre celtique fruit du « génie dramatique » de la « race », propre aux « nations celtiques » et ne devant rien à l'influence étrangère. Dans une démarche d'antiquaire, il cherche mordicus à vieillir les vestiges littéraires bretons pour alimenter une histoire littéraire nationale bretonne.
Cette démarche tout en
excès et en approximations scientifiques recevra quarante ans
plus tard une réponse du folkloriste Anatole Le Braz à qui
s'impose également le modèle d'une histoire littéraire nationale
et qui s'emploie donc à intégrer le développement du théâtre
breton dans l'histoire littéraire nationale... française. Pour
Anatole Le Braz le théâtre breton est une ramification du
théâtre français : « C'est donc à l'exemple et sous
les auspices de la France que l'art dramatique du moyen âge a
fait son apparition en Bretagne bretonnante[3]. »
écrit-il et sa thèse, Le théâtre celtique, publiée en
1905 entend démontrer… qu'il n'y a pas de théâtre
celtique ! Les thèmes, empruntés à la littérature française,
l'absence d’un théâtre hors du Trégor et du Vannetais, zones
en contact avec la Bretagne de langue romane lui font dire
qu'il ne s'agissait que d'un théâtre d'emprunt. Et de
conclure : « Le théâtre des Celtes n'a de celtique que
la langue[4].
»
L'étude du théâtre en
langue bretonne va dès lors être circonscrite à la question de
son originalité nationale, les contempteurs de Le Braz
soulignant à leur tour les excès de son propos[5],
tandis qu'un universitaire brestois rééditait l'ouvrage tiré de
sa thèse en 1981 précisant en préface « Rien n'est venu
depuis le compléter ou le corriger et il continue de faire
autorité dans le domaine qu'il circonscrit[6].
» illustrant qu'Anatole le Braz conservait, sinon cette
« autorité », du moins un certain pouvoir de
persuasion.
Un des points de crispation de la logique minoritaire est la question de l'importation. Anatole Le Braz appuie sa démonstration sur ce qu'il appelle « l'importance de l'élément français dans la culture bretonne[7] » et souligne la récurrence des sujets de la littérature française dans le théâtre breton et le grand nombre de pièces traduites.
Sur ce point Gwennole Le Menn lui objecte la réponse de Gustave Cohen, spécialiste du théâtre en France au Moyen Âge : « Prendre des sujets ailleurs n'est pas plagier. La littérature de tous les peuples est pleine de ces recommencements […] et, si l'on voulait réduire l'apport littéraire de chaque nation à ses inventions proprement dites, cet apport s'y trouverait singulièrement réduit ».
Le débat est en fait
faussé. Le statut minoritaire du théâtre breton lui interdit
tout « recommencement ». Il nie le rapport qu'ailleurs
Racine entretient avec Euripide, Molière avec Plaute... Là où
Gervinus loue la reprise, « de façon consciente et libre
par les Allemands de l'orientation rationnelle imprimée par les
Grecs à l'Humanité[8] »,
Le Braz parle d'ouvrages de colportage et de ces « ...âmes
neuves et toutes primitives admirablement préparées par une
longue absence de culture à prendre au sérieux les
extraordinaires fictions dont ils étaient remplis[9]. »
Dans cette logique, le
majoritaire convoque ses ancêtres et au besoin les élit, le
minoritaire, qui n'a plus de culture, se contente de ce qu'on
lui donne. Il ne sublime pas, il copie. Anatole Le Braz
présente d'ailleurs avec bienveillance la cohorte des
copistes, insiste sur leur misérable condition :
aubergistes, matelots, tisserands, laboureurs.... Il décrit la
ferveur de ces humbles passeurs, l’abnégation qui fût la
leur ; il n'est pas moins condescendant avec les rares
auteurs modernes connus. Le « pauvre » tisserand
Jean Conan, né en 1755 à Sainte-Croix de Guingamp, n'écrit pas,
il « écrivaille[10] » ;
le soir venu, posant sa navette pour compter (en vers !) ses
campagnes militaires, ses luttes contre les chouans, sa campagne
à Terre-Neuve, sa rencontre avec les Indiens dans ses étonnantes
« Avanturio ar citoian Jean Conan a Voengamb »
(Aventures du citoyen Jean Conan de Guingamp) qui bénéficieront
200 ans plus tard d'une adaptation théâtrale par la troupe Strollad
Ar Vro Bagan rendant à l’œuvre de Jean Conan davantage
que la bienveillance condescendante d'Anatole Le Braz.
Le sens imposé à l'histoire des langues et des cultures consacre la place du minoritaire et réduit dès lors son histoire possible. Le théâtre en langue minoritaire est considéré comme pratique folklorique résiduelle, vestige d'un autre temps promis à une disparition qui est « dans l'ordre des choses », le déclin de l'expression artistique en cette langue qu'on n'appelait pas encore minoritaire devant souligner le progrès historique permis par l'expression en langue majoritaire. Le Crépuscule celtique étant alors la condition logique à l'essor de la philosophie des Lumières. C'est en quelque sorte une minorité « sénile », scénario pessimiste réduisant l'histoire de ce théâtre à une période de proto-minorisation et son avenir à un déclin inexorable ; un tel schéma ne reconnaissant aucun présent au théâtre en langue minoritaire. Ou comme l'écrit Le Braz dans le dernier chapitre de sa thèse :
« ...la longue enfance dans laquelle a vieilli la Bretagne celtique touche manifestement à sa fin[11]. »
Car...
«…pour prolonger l'existence du théâtre breton, il faudrait pouvoir prolonger l'état social qui, jusqu'en ces derniers temps et malgré toutes les oppositions coalisées, l'a fait vivre […] le théâtre breton, c'est le théâtre du moyen âge perpétué en Bretagne par des populations encore toutes imprégnées de l'esprit du Moyen Age[12]. »
L'autre scénario possible
dans ce schéma est celui d'une minorité « juvénile »,
primitive, où il reste au théâtre en langue minoritaire à
s'engager sur la voie de la majorité à acquérir et à rattraper
son retard par rapport à d'autres formes dramatiques consacrées.
C'est dans un tel paradigme que s'inscriront de nombreux
mouvements « renaissantistes », comme en Bretagne, le
mouvement littéraire développé dans le second quart du XXe
siècle autour de la revue Gwalarn (Noroît).
Dans cette revue, publiée de 1925 à 1944, s'expriment plusieurs écrivains emmenés par un professeur agrégé d'anglais, Louis Némo, alias Roparz Hemon. Le constat de Roparz Hemon est encore plus dur que celui d'Anatole Le Braz, mais la conclusion qu'il en tire est différente :
« Lavaromp, hep keuz
:"Hon istor a zo splann hag enorus a-wechou ; ha peurliesa
teñval ha mezus. Arabat d'imp digalonekaat. Fall eo bet hon
tadou. Bezomp gwelloc'h egeto."
Disons sans regret : "Notre histoire est lumineuse et parfois honorable ; et le plus souvent sombre et honteuse. Ne nous décourageons pas. Nos pères ont été mauvais. Soyons meilleurs qu'eux[13]." »
Il s'agit toujours d'une logique minoritaire, mais cette fois-ci volontariste. Les écrivains de la revue Gwalarn vont s'employer à écrire l'histoire du théâtre des nations celtiques fantasmé par Hersart de la Villemarqué. Traduisant l'irlandais Synge, écrivant des pièces à la manière du théâtre de l'Abbaye... Il s'agit d'agir en majoritaire, en élisant ses pairs et ses ancêtres – ancêtres celtiques, les épopées galloises et irlandaises seront traduites en breton – mais pas seulement, la revue proposant également des pièces de Blok, Shakespeare, ou même d'Eschyle. Il s'agit aussi de refuser le statut périphérique :
« Nous reconnaissons avec justice que Paris comme d’ailleurs Berlin est le grand centre […] où se réunissent pour échanger conceptions et théories, les artistes du monde entier. […] Mais nous dénions à l'esprit français le droit qu'il s'est arrogé d'anéantir le nôtre[14]. »
Le prisme minoritaire est donc, en fait, une ligne de tension. Il impose une grille de lecture du fait littéraire. Il impose même, puisqu'en littérature minoritaire moins encore qu'ailleurs on n'écrit rien pour soi, des voies d'expression.
En préface de l'édition
d'Ubu Roi créé en langue bretonne par la troupe Strollad
Ar Vro Bagan en 2007, Goulc'han Kervella, metteur en scène
et traducteur nous apprend que la mère d'Alfred Jarry était
native d'Hédé à côté de Rennes et donc bretonne[15], comme s'il fallait donner des gages de
« bretonnité » à Jarry pour justifier son
inscription au répertoire d'un théâtre minoritaire.
Qu'il
renvoie à un état de minorité déclinante ou primitive, le
présupposé minoritaire réduit le théâtre breton à ce qu'il a
pu être ou ce qu'il sera peut-être. « Il y a […] eu une
culture bretonne ; cela ne semble pas contestable. Mais
ce qui l'est encore moins, c'est qu'elle a sombré tout
entière, et sans laisser de trace. En sorte qu'elle est pour
nous comme si elle n'avait pas existé[16]. »
écrit
Anatole Le Braz. La troupe Teatr Penn ar Bed, créée en
1974, aujourd'hui la plus ancienne, semble avoir pris acte de
ce constat, jouant depuis sa création Dario Foe, Joseph
Kesserling ou dernièrement Frederico Garcia Lorca. Estimant
qu'il n'est pas impensable de jouer la pièce d'un auteur
breton, mais s'interrogeant : « peleh ema hennez 'ta ? Hag
e peleh ema e bez-c'hoari ?
Où donc est-il celui-là ? Et où est sa pièce
de théâtre[17] ? »
Mais s'il est impossible de faire totalement fi du prisme minoritaire, ne serait-ce que parce qu'il a largement influencé la pratique théâtrale en Bretagne depuis un siècle, il doit être possible de porter une analyse, non en termes d'originalités distinctives soulignées dans l'optique d'une construction ou d'une déconstruction d'une individualité nationale, mais en termes de récurrences afin de voir s'il apparaît, au-delà du rapport à l'autre (le majoritaire) une chaîne de réception et d'expression.
Traiter de théâtre en
langue minoritaire ne doit pas fausser notre perception du
paradigme dans lequel s'inscrit la représentation en langue,
aujourd'hui minorée, en le réduisant à un « horizon
d'attente » minoritaire. Certes cet horizon d'attente
minoritaire existe bel et bien et le « choc »
minoritaire a constitué en quelque sorte une fracture du
paradigme, mais le théâtre en langue bretonne, avant de devenir
un mode alternatif, un théâtre « refuge » voire un
théâtre identitaire revendicatif, a été pendant des siècles le
seul théâtre proposé à la population brittophone. Les
représentations en langue, désormais minoritaire, vont ainsi
continuer d'une certaine façon à dialoguer avec les
représentations d'avant cet état linguistique.
Dans le tableau noir
qu'il dresse du théâtre celtique, toute l'admiration d'Anatole
Le Braz va à ce qu'il appelle « ...un théâtre vraiment
populaire, sinon dans ses origines, du moins dans son
développement[18]. »
Sa thèse offre un luxe de détails et d'anecdotes sur les
représentations. Il s'émerveille devant l'assiduité du public,
la ferveur des acteurs... Il insiste particulièrement sur
l'absence d'une frontière bien définie entre la scène et le
public, entre la représentation et la réalité. René Geffroy qui
au XIXe siècle incarna Arthur dans la représentation de Sainte-Tryphine,
nous dit-il, arrêta sa tirade au beau milieu de la
représentation pour retrousser son manteau fleurdelysé, fendre
la foule et attraper un resquilleur qu'il ne lâcha pas avant
qu'il n'ait payé son entrée[19].
Après la pièce, cet acteur d'un soir refusa de se saouler avec
les autres acteurs « par respect pour sa dignité de roi[20] ».
Son épouse enfin, nous dit Le Braz, n'était connue dans sa
commune que sous l'appellation de Tréfine[21]...
On pourrait, bien sûr, voir dans l'exposition de cette ignorance des codes classiques du théâtre le dernier avatar de cette condescendance de lettré devant un art minoritaire :
« Laissez-vous aller, nous dit Gustave Cohen […], acceptez Charles Martel comme général en chef des armées de Henri IV, laissez Arthur monter en carrosse ou se mettre à la tête de son artillerie, et voyez ce que peut produire un art fruste, quand il est vraiment populaire et sincère[22]. »
Mais la question n'est pas là. Le théâtre breton est d'abord celui de la performance. On attend de lui qu'il sublime une réalité sans véritablement la dépasser ou la subvertir, qu'il crée les conditions d'une confusion. Parce que l'acteur est tout à la fois le voisin du spectateur et le personnage qu'il incarne, il est un agent de cette confusion. La porosité de la scène ne doit pas être réduite à une ingénuité primitive et délicieuse que les spécialistes veulent comprendre comme un heureux contrepoint au rigorisme empesé du théâtre classique, cette porosité de la scène, cette ouverture, est le cadre essentiel de cette communion dans la performance théâtrale, tout le reste n'étant que littérature.
La récurrence de ce trait
peut expliquer le succès après-guerre du théâtre radiophonique
de Per-Jakez Hélias où deux Bretons moyens exposent leurs
affres dans le village breton imaginaire de Poullfaouig dans
lequel nombre de bretonnants retrouvent leur propre village.
Puis celui du phénomène des veillées dans les années 1960 et
1970, nouveau théâtre tourné, comme celui des siècles
précédents, vers la seule représentation dans une sorte de
communion plus culturelle et linguistique qu'à
« majoritairement parler » artistique.
L'auteur et l'œuvre sont
réduits à une sorte de mal nécessaire : comme le rappelle
Fanch Danno, animateur du Strollad Beilhadegoù Treger
: « À un public paysan, il faut un répertoire paysan, […]
Ou du moins faut-il que le programme soit dans sa plus grande
partie en harmonie avec la façon de voir des paysans. S'il en
est ainsi vous pourrez faire passer du « bel canto »
ou des chœurs, à condition de ne pas en abuser, ou encore une
poésie bien sentie et bien dite ; mais ce que le public
aura retenu c'est d'avoir bien ri et de s'être senti vengé du
mépris dans lequel le tiennent les gens des villes[23]… »
Car cette communion qui s'impose aux œuvres est une communion de l'entre-soi qui perdure aujourd'hui encore. Lors de la première d'Ar Roue Ubu à Saint-Pol de Léon par la troupe Strollad Ar Vro Bagan en 2007, on voit un Ubu promettant dans une de ses crises d'autoritarisme... la fermeture du tribunal de Morlaix (on est alors en pleine restructuration de la carte judiciaire française et la colère gronde à Morlaix devant l'annonce de la fermeture du tribunal). Charles Martel n'est plus général en chef des armées de Henri IV, mais Ubu est devenu celui du président français d'alors.
Il y a cependant eu un choc minoritaire, nous sommes désormais dans un théâtre refuge. La diglossie a autorisé un autre horizon possible (en français) et une des fonctions de ce nouveau théâtre est de recréer des espaces d'expression dramatique en langue bretonne comme le promettait le tract annonçant la première veillée du Strollad Beilhadegoù Treger :
« … Ce ne sera pas une
réunion à la lueur des bougies pour vieilles paysannes
radoteuses. Ce sera une veillée d'armes. Avant d'engager le
combat on y jaugera la valeur des combattants. De ceux qui
devront lutter pour réveiller l'hibernation de la campagne,
pour créer, innover, bâtir d’autres veillées, pour lancer
enfin un vaste mouvement d'organisation des loisirs[24]. »
Il y a bien la conscience
d'être devenu minoritaire mais cette conscience n'a pas ici
modifié les fondamentaux de la réception.
Cette récurrence observée
dans la chaîne des réceptions appelle à son tour une récurrence
des modes d'expression de ce théâtre. Dès le début du XXe
siècle, un vicaire, Joseph Le Bayon, puisait dans la tradition
des mystères de son enfance pour poser les bases d'un nouveau
théâtre breton. S'essayant d'abord à la comédie ou au drame, il
allait proposer une série de mystères dont le plus célèbre est
« Nikolazig » créé en 1909 autour de ce personnage à
qui serait apparue Sainte Anne à
Sainte-Anne d'Auray au début du XVIIe siècle. On observe déjà un
syncrétisme à l'œuvre chez ce Breton lettré qui se fait
écrivain, metteur en scène, mais mobilise et forme acteurs,
couturières, décorateurs et machinistes parmi ses ouailles. Il
fait même construire son propre théâtre à Keranna en 1911 où il
accueille jusqu’à 2500 personnes !
La
rhétorique minoritaire trouvera ici des survivances ou des
résurgences et l'article du journal Le Temps paru le
11 septembre 1911 parlant de ce théâtre comme de
« l'Oberammergau breton[25]»
viendra alimenter cette analyse. La comparaison est pourtant
trompeuse entre la Passion représentée à Oberammergau depuis
près de 400 ans, forme pétrifiée à plus d'un égard et le
théâtre de Joseph Le Bayon qui développe un genre (certes sans
le renouveler) : le mystère, en écrivant de nouvelles
œuvres.
À la même
époque, un homme esseulé écrit lui aussi des mystères qu'il
imprime lui-même sur une presse à bras. Tanguy Malmanche
n'ambitionne pas de voir ses pièces jouées, il écrit même à
Anatole Le Braz, s'agissant de son chef-d'œuvre : Gurvan,
le Chevalier étranger, un mystère « en trois
journées et l'éternité » qu'il a préféré écrire un
mystère injouable « plutôt que le voir mal joué ».
Il faudra attendre la troupe Strollad Ar Vro Bagan,
créée en 1974, portée par le renouveau celtique et la rhétorique
« vivre et travailler au pays » pour voir réapparaître
le mystère comme genre théâtral. Strollad Ar Vro Bagan
est aujourd'hui la seule troupe professionnelle en langue
bretonne, elle propose différents types de spectacles :
théâtre pour enfants, théâtre d'idées, volontiers militant,
spectacles son et lumière ou encore théâtre processionnaire. En 1991, Strollad Ar Vro Bagan crée La
Passion Celtique, mystère inspiré tant des manuscrits
anciens de la Passion que de la symbolique des calvaires
bretons. En 2003 elle adapte avec d'autres troupes le
manuscrit d'une vie de Saint-Yves, Buhez Sant Erwan,
s'amusant au passage de voir quelques universitaires
spécialistes du Moyen Âge accourir pour l'occasion jusqu'à
Tréguier où le mystère est représenté dans le cloître de la
cathédrale. À la fin de l'année dernière encore elle a créé un
mystère autour de la nativité, Noz Nedeleg – La nuit
de Noël. Illustrant l'évolution possible d'un genre hors le
scénario majoritaire qui l'avait condamné.
L'accession à la minorité a
cependant créé une véritable tension minoritaire/majoritaire,
entre recherche d'une identité propre d'une part et d'une
forme de résonance dans la matrice universaliste dominante
d'autre part. La nouvelle diglossie ne permettant plus
d'abriter ce théâtre derrière le relativisme culturel proposé
par Tanguy Malmanche qui expliquait au début du XXe siècle que
« Le théâtre breton fut du théâtre, pour des
spectateurs qui n'étaient pas des professeurs de littérature
française[26]. »
Le développement de la scolarisation et de la langue française dans les campagnes de Basse-Bretagne a peu à peu permis l'apparition d'une figure encore méconnue : l'auteur de théâtre. Comme le confie Goulc'han Kervella dans ses mémoires, le collège proposait, en Bretagne comme ailleurs, une même trinité théâtrale : « D'ar poent-se n'ez oa en hon sperejoù nemet 3 c'hoarivaour er bed-holl : Molière, Racine ha Corneille – Molière a rae traoù farsus setu e plije muioc'h deomp. - À cette époque, il n'existait dans nos esprits que trois auteurs de théâtre dans le monde entier : Molière, Racine et Corneille – Molière faisait des choses rigolotes donc il nous plaisait davantage[27]. »
Ce qu'Anatole Le Braz avait observé sur le théâtre moderne – la captation par le théâtre breton de textes d'origine française – va ainsi perdurer jusqu'à nos jours. Le terrain est propice : le théâtre breton tout à la communion qu'il entend réaliser avec son public n'est pas regardant sur l'origine des pièces qu'il propose, nous l'avons déjà dit. Les circonstances de la diglossie le sont tout autant, suggérant une sorte de syncrétisme par addition : l'art étant universel (et donc, pense-t-on, français) la manière étant bretonne.
C'est bien sûr l'auteur
dramatique breton qui est victime de cette addition passive, et
rares sont les écrivains qui proposent aujourd'hui des pièces
originales en langue bretonne, préférant se tourner vers la
traduction depuis le répertoire consacré comme universel. Les
exemples sont nombreux, depuis le Teatr Penn ar Bed dont
nous avons parlé et qui s'est voué entièrement à cette idée à la
troupe Strollad Plougin qui propose cette année encore kamm
ki pa gar, expression bretonne que nous traduirons par
« le chien boite lorsque cela lui plaît » et qui est
en fait une adaptation du Malade imaginaire. En 2013
encore, les éditions Skol Vreizh ont publié une
traduction du Misanthrope tandis qu'Al Liamm,
autre maison d'édition proposait sous la forme d'un livre audio,
Distro une pièce adaptée d'un auteur irlandais Gerry Mac
Donnell.
En fait,
si le théâtre breton, aujourd'hui théâtre en langue
minoritaire, est une forme d'art organisée autour de sa
réception, son analyse doit être repensée dans l'évolution de
l'horizon d'attente de son public. Dès lors, il ne s'agit pas
d'envisager cet « horizon d'attente » comme la
somme positive de son horizon d'attente comme spectateur en
langue A (le français) et de son horizon d'attente comme
spectateur en langue B (le breton), mais de considérer
l'ensemble des interférences entre ces deux horizons et, dès
lors, d'identifier un horizon d'attente diglossique intégré à
la dynamique du polysystème[28].
Goulc'han Kervella, directeur et metteur en scène de la troupe Strollad Ar Vro Bagan n'est pas, bien au contraire, opposé au théâtre d'auteur, ayant adapté O' Casey, Tchekhov, Mac Orlan, Jarry, mais aussi Roparz Hemon ou Per-Jakez Hélias... Mais c'est un autre type de pièces qui a fait la réputation de Strollad Ar Vro Bagan. Depuis de nombreuses années , a troupe crée des spectacles originaux où le dramaturge disparaît devant la matière de l'œuvre. Dans une démarche qui est plus celle du collecteur ou du copiste, Goulc'han Kervella rassemble des récits autour d'un sujet central, lance des appels à témoignage, allant jusqu'à proposer à plusieurs acteurs ayant pris part aux faits relatés d'incarner leur propre rôle sur scène. C'est ainsi qu'a été créée Divroa (Exil) en 2009. Traitant des émigrations bretonnes et également des vagues d'immigration étrangère en Bretagne. La troupe proposait ainsi une exposition présentée aux spectateurs à leur arrivée au théâtre, développant le sujet de la pièce tout comme son procédé d'écriture, engageant enfin le débat avec les spectateurs après la représentation renouant ainsi sous d'autres formes avec l'idée de confusion entre la scène et le public, entre la réalité et la fiction.
Une autre pièce créée en 2005 sur la vie des goémoniers donne l'occasion à différents acteurs de témoigner par écrit de leur expérience. Plusieurs soulignent l'heureuse confusion des sentiments entre ce qu'ils ont vécu, ou vu, étant enfants, et leur participation à la pièce, une figurante se souvient :
« Du jour où mon père a acheté un tracteur, il a fallu se séparer des chevaux. Un camion est venu les chercher pour les emmener dans une autre ferme à ce qu'on m'avait dit. J'étais dans la cuisine, derrière la fenêtre, je pleurais...
...J'ai pleuré quand le cheval […] est venu saluer à la fin de la première représentation[29]. »
Certes, l'horizon d'attente diglossique dans lequel apparaissent ces pièces n'est plus le même et nous interdit d'isoler le théâtre de Strollad Ar Vro Bagan dans un champ clos d'expression et de réception. On est parfois déconcerté devant un théâtre d'illustration, consacré à la libération d'une parole souvent redondante, l'auteur se refusant à trancher dans un patchwork exposant, parfois ad nauseam, une même idée qu'il aurait fallu nuancer.
Mais le succès de ce
genre de pièces, bien supérieur à celui des pièces d'auteurs
inscrites au répertoire de Strollad Ar Vro Bagan, et
plus généralement à tout ce que le théâtre en langue bretonne
peut aujourd'hui proposer nous amène à rendre hommage à cette
rare tentative de syncrétisme culturel qui ne soit pas
l'addition passive d'une culture supposée pétrifiée et d'un art
d'importation.
Le concept de « minorisation » est en fait un concept invasif. Le constat de minorité relève bien sûr de critères objectifs : rapport démographique, nombre de locuteurs de la langue minoritaire, rayonnement culturel de la société minoritaire... Mais une fois le constat fait, posé comme un diagnostic, ce concept voudrait pouvoir expliquer et justifier l'ensemble des phénomènes culturels apparus dans la société minoritaire avant ou depuis son état minoritaire. C'est une lecture majoritaire des faits qui s'est imposée souvent au minoritaire lui-même, lequel a dû dès lors composer avec cette identité qu'on lui imposait. Ainsi s'est écrite l'Histoire du théâtre breton, dans un entrelacs de vecteurs identitaires. Il serait sans doute vain de vouloir la réécrire et tenter de démêler cet écheveau de catégorisations excessives pour trouver un théâtre des origines que les uns voulaient celtique et que les autres juraient français. Mais il importe de rappeler que ce théâtre n'est pas réductible au scénario minoritaire quand bien même l'a-t-il, dans une certaine mesure, conscientisé et intégré depuis plusieurs décennies.
Théâtre en langue aujourd'hui minorée, le théâtre breton semble pourtant deux fois original. D'abord parce qu'il existe au-delà de cette situation minoritaire, des premiers mystères aux plus récents, puis parce qu'il existe à travers cette situation minoritaire. Comme ces moments de folies dans les mystères bretons lorsque tout à coup un acteur crie « Scène toute » et l'ensemble des acteurs arrive sur scène pour une farandole effrénée où le Diable donne la main à la Vierge Marie, où une fille de mauvaise vie danse avec Saint-Yves, le théâtre breton cultive encore, et c'est heureux, un sens du contraste baroque et de l'inattendu.
[1] GLISSANT Édouard, 2013, « La créolisation », in COADIC Ronan, De la domination à la reconnaissance – Antilles, Afrique et Bretagne, Rennes, PUR, p. 346.
[2] HERSART DE LA VILLEMARQUÉ Théodore, 1865, Le Grand mystère de Jésus, Passion et Résurrection, drame breton du Moyen Age, Paris, Didier.
[3] LE BRAZ Anatole, 1905, Le théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, p. 267.
[4] Ibidem, p. 515.
[5] LE MENN Gwennole, 1983, Histoire du théâtre populaire breton XVe - XIXe, SKOL numéro 79-80, Saint-Brieuc, Skol et Dastum, pp. 18-20.
[6] LE BERRE Yves, préface à LE BRAZ Anatole, 1981 (rééd.), Le théâtre celtique, Genève-Paris, Slatkine, p. VI.
[7] LE BRAZ Anatole, 1905, Le théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, p. 225.
[8] GERVINUS Georg Gottfried rapporté par JAUSS Hans Robert, 2010 (1ère éd. 1978), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, p. 28.
[9] LE BRAZ Anatole, 1905, Le théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, p. 237.
[10] Ibidem, p. 444.
[11] Ibidem, p. 512.
[12] Ibidem, p. 511.
[13] HEMON Roparz, 1931, Eur Breizad oc’h adkavout Breiz, Brest, Moulerez 4, straed Ar C’hastell, p. 165.
[14] CRESTON René-Yves, 1928, « Vers un art national breton moderne », Kornog, numéro 1, p. 6.
[15] KERVELLA Goulc'han, préface à sa traduction de JARRY Alfred, 2008, Ar Roue Ubu, Montroulez, Skol Vreizh, p. 6.
[16] LE BRAZ Anatole, 1905, Le théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, p. 229.
[17] DERRIEN Rémi, 1978, « Respont d'un nebeut tamallou bet greet d'ar c'hoariva brezoneg penn ar bed », Brud Nevez, numéro 12, p. 18.
[18] LE BRAZ Anatole, 1905, Le théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, p. 517.
[19] Ibidem, p. 483.
[20] Ibidem, p. 486.
[21] Ibidem, p. 487.
[22] COHEN Gustave, 1912, « La Renaissance du Théâtre breton et l'œuvre de l'abbé Le Bayon », Mercure de France, tome 94, p. 740.
[23] Rapporté par PIRIOU Jean-Pierre, 1985, « Une expérience de théâtre en langue bretonne dans le Trégor de 1959 à 1965 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, Tome 92, numéro 3, p. 296.
[24] Ibidem, p. 289.
[25] LOHIER L. Abbé, 1959, « Le Théâtre Breton de l'Abbé Le Bayon – Conférence faite au Congrès du Bleun-Brug de Sainte-Anne d'Auray le 4 août 1951 », Annales de Bretagne, volume 66, numéro 66-4, p. 410.
[26] MALMANCHE Tanguy, 1926, La vie de Salaün qu’ils nommèrent le fou, Librairie Perrin, Paris, pp. XVII-XVIII.
[27] KERVELLA Goulc'han, sans date, sans titre (Mémoires manuscrits), collection particulière, p. 6.
[28] HUPEL Erwan, 2013, « Lenn e brezhoneg : lecturas necesarias e lecturas continxentes », A trabe de ouro, numéro 96, p. 501.
[29] OGOR Marie Hélène, 2008, « Récit de Marie Hélène » in BIGOUIN Yannik, Écriture partagée... Des liens révélés, Plouguerneau, édité à compte d'auteur, p. 69.
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