Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Rémy GASIGLIA
Université Nice Sophia Antipolis - Centre Transdisciplinaire d'Épistémologie de la Littérature

DEUX SIÈCLES DE THÉÂTRE NISSART
L'aventure d'une tradition dramatique de langue d'oc

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La contribution du Comté de Nice à la littérature occitane se caractérise par l’importance qu’y prend le genre dramatique dialectal depuis environ deux siècles, avec une quarantaine d’auteurs, plus de deux cents pièces et de nombreuses troupes. Le propos sera de présenter, dans le cadre général du théâtre d’oc, les grandes lignes de l’histoire du théâtre nissart, puis d’en définir les principales caractéristiques dramaturgiques et thématiques afin de tenter d’expliquer cette permanence et cette vitalité.

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    Dans le domaine du théâtre en langue minorée, Nice fournit un exemple remarquable, vu la place qu'y tient le genre dramatique dialectal depuis environ deux siècles, avec une permanence et une vitalité exceptionnelles dans l'ensemble occitan[1]. On brossera ici rapidement l'historique du théâtre nissart avant d'en examiner les principales caractéristiques.

Les origines

    Si, du XVIIe siècle au milieu du XXe, Nice est une ville où le théâtre est omniprésent, on y joue essentiellement en italien et en français, ainsi qu'en piémontais après 1870 et jusqu'à l'entre-deux-guerres. En outre, le théâtre provençal y est connu grâce à quelques textes adaptés en nissart à la fin du XIXe siècle, dont la célèbre Pastorale Maurel, pièce à la fois pieuse et comique représentée pour Noël. C'est dans ce contexte de concurrence rude et stimulante qu'est né et s'est développé le théâtre dialectal niçois.

    Celui-ci semble avoir d'abord pris, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe, la forme du presèpi (crèche), pastorale pour marionnettes qui montre les aventures burlesques de pèlerins se préparant à partir pour Bethléem adorer le Messie. Ces mariota ressemblent beaucoup au Gianduja piémontais.

    Le XIXe siècle : spontanéité

    Le théâtre d'auteur naît en 1841 quand la troupe des Jeunes Amateurs crée la comédie Lou Mariage de conveniensa de François Guisol (1803-1874). Tanneur, autodidacte, Guisol représente à Nice le mouvement des poètes-ouvriers et des « troubaïres », nombreux alors en Provence. Chansonnier, pamphlétaire et journaliste, il est aussi comédien amateur et auteur d'une dizaine de pièces, dont Lou Dinà ridicul (1842), L’Amour d’un bouon nissart (1846), L’Oste de Frigandò (1855).

    Alors que Guisol défend des idées progressistes et profrançaises, un autre auteur, d'origine bourgeoise, Eugène Emanuel (1817-1880), fonde avec quelques amis une troupe qui, de 1844 à 1848, sous la protection des jésuites, défend les thèses du parti conservateur et loyaliste vis-à-vis de la Maison de Savoie. C'est le Teatrino Martiniano, théâtre de marionnettes en italien et en nissart. Là encore sur le modèle de Gianduja, le personnage vedette en est Martin, le paysan niçois.

    Le théâtre d'auteur apparaît donc dans le contexte politique passionné de la promulgation du Statuto (constitution) par le roi Charles-Albert. Les auteurs utilisent spontanément le dialecte parce que c'est alors la langue d'usage général des habitants de Nice. Après ce temps fort, le théâtre nissart s'essouffle et n'est représenté à la fin du siècle que par le presèpi, la version niçoise de la Pastorale Maurel et les revues locales. Celles-ci, spectacles de variétés et d'actualité bilingues français-nissart, ont pour animateurs les plus populaires Bernard Grinda (1866-1934) et Jo Bérardy (1869-1946), rejoints au début du XXe siècle par Napoléon Royal (1878-1943) et Mary Legay (1879-1960).

    Le XXe siècle : volontarisme

    Les choses sont très différentes au XXe siècle. Les auteurs qui désormais écrivent en nissart pour le théâtre le font avant tout dans le cadre d'un militantisme linguistique et culturel consécutif à la francisation imposée au Comté de Nice à partir de l'annexion de 1860. Menica Rondelly (1856-1935), qui publie le texte du presèpi, est un « nissardiste » particulariste. Juli Eynaudi (1871-1948) appartient au Félibrige et met explicitement le théâtre au service de la langue avec Lou Cagancio (1901), Lou Terno (1905), Misè Pounchoun (1910), etc.

    L'année 1922 fait figure de charnière, car elle voit la fin des tentatives, certes honnêtes (Lou Retour de Pierrot de Juli Eynaudi, Madama Troupenas de Marius Blanchi) et l'éclosion de véritables talents, auteurs, praticiens et animateurs hors pair. Le 22 décembre 1922 est la date de renaissance du théâtre nissart, car c'est celle de la création du Nouvé, pastorale composée par Barthélemy Marengo (1882-1925) et Gustave-Adolphe Mossa (1883-1971). Tous deux sont peintres, musiciens et poètes. Mossa en particulier a acquis une réputation internationale de peintre symboliste avant 14-18 et a beaucoup écrit en français pour le théâtre. Ils mettent au service de la scène dialectale leurs compétences dans les domaines de l'écriture dramatique, de la mise en scène et de la décoration. Chef-d'œuvre servi par une troupe d'amateurs doués, au sein de laquelle le jeune Francis Gag (François Gagliolo, 1900-1988) révèle des dons exceptionnels, cette pièce obtient un succès dont même la presse parisienne se fait l'écho. Elle marque le début d'un âge d'or qui durera vingt ans.

    Les auteurs du Nouvé se séparent. Marengo fonde Lou Teatre Nissart de San Bertoumieù (1922-1926) et écrit deux comédies d'excellente facture, Maridan Netta en 1924, Camomia de Pimount en 1925, avant de mourir prématurément.

    En 1923, Mossa fait jouer La Nemaïda d'après Rancher, puis fonde l'année suivante Lou Teatre de Barba Martin, ainsi baptisé en référence au Teatrino Martiniano. Jusqu'en 1940, la troupe représente ses spirituelles comédies, Phygaço (1924), La Tina (1926), L’Anticari (1933), Lou Rei Carneval (1935). D'autres auteurs se révèlent auprès de lui : Laurent Gaglio, Francis Gag, désormais à la fois comédien et dramaturge (Lou Sartre Matafiéu, 1932), Guillaume Borea[2] (L’Esprit foulatoun, 1933 ; Lu Doui lapin, 1934, etc.), Georges Delrieu[3] (Fai calà, 1934 ; Li Fachenda de Picalé, 1936 ; Fadoli, 1938), Louis Genari[4] dont les premières Chansons niçoises sont créées en 1929[5]. « Foyer de la littérature niçoise »[6], Lou Teatre de Barba Martin tient une place centrale dans l'histoire du théâtre nissart d'avant la Deuxième Guerre mondiale et en 1930 est considéré comme « une des meilleures, et, à certains égards, la meilleure parmi les troupes théâtrales de langue d'oc »[7].

    En 1925, un ami de Marengo, Jouan Nicola (1895-1974), fonde La Ciamada Nissarda pour faire renaître les traditions niçoises et maintenir le dialecte. L’association organise entre autres le presèpi, reprend des comédies d'Eynaudi et de Guisol dont elle se réclame en tant que « soucietà d'ouvrié »[8] et crée avec succès la trentaine de revues et de pièces écrites par Nicola. Parmi celles-ci, on relèvera par exemple L’Ounclé Tacadoli (1925), Lu Fraire Bartela (1929), Mestre Pedingueli (1933), Campagnolo (1934), L’Avoucat Trivelin (1935), Lou Tulipan (1936).

    En 1933, Francis Gag, qui adhérera bientôt au Félibrige, fonde son Théâtre Niçois. Très vite, il écrit et joue les quatre grandes pièces qui le font reconnaître comme le dramaturge nissart le plus brillant : la pastorale Calèna et le drame Ensin va la vida (1934), la farce satirique La Pignata d'or (1935) et la comédie poétique Lou Vin dei padre (1937). Le second conflit mondial brise cet élan. Au Théâtre aux Armées, Gag invente Tante Victorine, la commère s'exprimant en français régional, personnage qu'il réemploiera avec succès après guerre sur scène et à la radio. Il se partage ensuite entre music-hall, radio, folklore, théâtre en français et scène nissarde (La Marche à la crèche, 1964). En 1955, son Théâtre Niçois est salué comme « la meilleure troupe de comédiens d'oc »[9]. Gag se consacre davantage au théâtre dialectal à partir de 1970, lors du renouveau régionaliste alors sensible en France. Il crée Segne Blai e Guilhaumeta[10] en 1981, une nouvelle version d'Ensin va la vida en 1985 et Lu Doui vièi en 1987.

    Son action au service du nissart et de sa culture, soixante-cinq années durant, est considérable. Son combat pour le maintien et le respect de la langue reste exemplaire. Son talent d'écrivain et de comédien ainsi que ses qualités humaines lui ont fait acquérir une grande notoriété à Nice, en Provence et au-delà. Ils lui ont aussi fait obtenir la reconnaissance du fait culturel régional par des personnalités de dimension nationale : Gaston Baty, Raymond Moretti, Raymond Peynet, Emmanuel Bellini, Louis Nucera, Gabriel Monnet. Après sa disparition, le Théâtre Niçois poursuit son œuvre sous la direction de son fils Pierre-Louis et ses pièces, souvent reprises, deviennent de véritables classiques.

    En même temps que Gag, d'autres auteurs et troupes ont assuré une irremplaçable permanence avant le regain des années 1970. Georges Delrieu et La Semeuse, le Dr Victor Asso (1910-2001) et Le Rideau de la Trinité-Victor (1947-1968), Lola Laugier (1890-1987) et Lou Cairèu Niçart. Le music-hall en français régional est animé par le fantaisiste Ketty (André Brachetti, 1908-1996).

    Les années 70, 80 et 90 voient se multiplier les initiatives. Noëlle Perna et Richard Cairaschi font entrer le français régional au café-théâtre puis au théâtre. De nouvelles troupes dialectales apparaissent. À Levens, Jeannine Maiffredi écrit à partir de 1970 pour Lou Brandi Levensan une dizaine de pastorales de qualité. D'autres groupes se constituent dans la montagne, par exemple à L'Escarène et à Valdeblore. A Nice, Serge Dotti renouvelle avec Patin Cofin la tradition des marionnettes. Le poète Alan Pelhon (Alain Peglion, 1946-1994) s'essaie lui aussi au théâtre dialectal.

    Lou Rodou Nissart de Raoul Nathiez (1928-2013) acquiert une notoriété croissante à Nice, dans les Alpes-Maritimes et en Provence. Pendant plus de vingt ans, la troupe interprète les nombreuses pièces de cet auteur particulièrement créatif et original, telles Ma qu èra Catarina Segurana ? (1979), La Guerra dei truèia si farà pas (1980), Jouan Badola vai à l’escola (1982), Lu Conte de ma tanta Perotta (1983), Lu Dich dóu cada jour (1986), Castèu, baloun e limounada (1987), Lou Pati (1989), La Nuèch de la San Pèire (1990), Trenta nòu-quaranta (1994), L’Enfant dóu betun (1998), ainsi que des textes de Jouan Nicola, d'Alan Pelhon et le presèpi avec des acteurs en chair et en os. Nathiez et ses comédiens, dont les plus jeunes jouent quelquefois sous le nom de Les Nikéiens, apportent un sang nouveau au théâtre dialectal niçois.

    Des années 1840 à l'an 2000, une quarantaine d'auteurs ont produit quelque deux cents pièces. Le mouvement s'accélère encore ensuite[11], puisque au XXIe siècle l'on compte déjà une trentaine de créations.

Le XXIe siècle : bouillonnements

    Après 2000, spectacles, apparitions de nouveaux auteurs et de nouvelles troupes se suivent à un rythme soutenu qui rappelle le foisonnement de l'entre-deux-guerres.

    Certes, les activités théâtrales de la Ciamada nissarda sont irrégulières, mais Albert Laura, auteur de nombreuses pièces – Toujou unit (1996), Toun (2000), L’Estello dóu fournas (2003), etc. –, lui confie quelques textes, Bachourlin en 2001, Ajuda pastroulh en 2002. Il fonde ensuite sa propre troupe, Barba Zoun, qui joue par exemple La Veua Roumpeta en 2004. Par ailleurs, le groupe musical Nux Vomica de Louis Pastorelli, Clément Calassi et Maurice Maubert crée Nissa pantaï en association avec R. Cairaschi et S. Dotti (2001), puis Estra-présèpi de S. Dotti (2002). Lou Rodou Nissart présente trois pièces de Steve Betti, La Rosa (2002), Recordansa et La Sabatiera (2003), ainsi qu'un vaudeville de René Toscano, Revira-mainage (2008). Pour sa part, Nathiez, qui a quitté la troupe, continue à écrire pendant quelques années, par exemple Lou Presèpi 2001 (2000), En asperant lou car per la Conca (2003) et quelques saynètes qu'il interprète avec Quint Venta. Le Centre Culturel Occitan País Nissart e Alpenc se dote d'une troupe, La Chorma, qui crée Es nourmal de Nathiez en 2004. À Tourrette-Levens, Li Bastian Countrari jouent les pièces de Frédéric Bellanger : Vida d’aquì (2009), La Roda vira (2011), Noun passa temp que revengue (2013).

    Quant au Théâtre Niçois de Francis Gag, il est devenu une référence et, dès la fin des années 90, un nouveau foyer littéraire nissart. Il joue en effet les œuvres de cinq auteurs, Pierre-Louis Gag (Lu Bessoun, 1997), Jean-Luc Sauvaigo (L’Or d’en Mascouinat, 1999), Laurent Térèse (Una Demanda en matrimoni, 2006 ; Chicoulata e virtù, 2011 ; L’Escaramoucha, 2012), Hervé Barelli (Ahì, 2010 ; Doun van bèure li bèstia, 2013) et Jean-Luc Gag. Celui-ci s'impose comme l'un des dramaturges contemporains les plus féconds : L’Oste de li dama (2001), Suchessioun (2005), Santìssimou Bambino (2006), Raça ’stirassa (2010) et la trilogie Past en familha (2003), Nouòça, amour e cinema (2008), Gusta s’embila (2012). Le Théâtre Niçois de Francis Gag atteint un statut quasi institutionnel sans précédent à Nice pour une troupe dialectale : il est maintenant résident au Théâtre municipal Francis-Gag et partenaire de l'Éducation nationale par convention passée en 2011.

    Sans doute cette présentation n'est-elle pas complète, mais il est difficile d'atteindre l'exhaustivité en rendant compte d'une réalité abondante et évolutive. L'on peut cependant en tirer quelques remarques générales.
 

« Le problème du succès »

    On voit qu'il est permis de parler d'une longue tradition dramatique dialectale à Nice. Outre le nombre impressionnant de réalisations, on constate des liens par-delà les temps : Nicola se réclamait de Guisol, Mossa d'Emanuel, Nathiez de Gag et certaines troupes reprennent les pièces anciennes. Cette continuité et cette vitalité appellent quelques explications. Louis Jouvet disait qu'« il n'y a pas, au théâtre, des problèmes, il n'y en a qu'un, c'est le problème du succès »[12].

    Même si, évidemment, toutes ces réalisations ne sont pas d'égale qualité, leur succès vient en premier lieu, simplement, du bon niveau de beaucoup d'entre elles, qu'il s'agisse des intrigues, de la mise en scène et du jeu des comédiens (pensons par exemple aux géniaux Francis Gag et Joseph Augier). Avec des moyens techniques limités mais beaucoup d’enthousiasme, les amateurs niçois parviennent parfois à de belles réussites en collaboration avec des artistes locaux (comme Guisol ou Emanuel et les Trachel, Gag et Bellini, Jeanine Maiffredi et Jean-Pierre Augier). Ils créent en pleine connaissance des grands courants artistiques de leur temps, dramatiques, musicaux ou picturaux. Pour nous en tenir aux spectacles des disparus, pensons à ceux de Francis Gag, de Nathiez ou de cet artiste complet qu'était Mossa.

    Sur le plan littéraire, là encore toutes ces pièces ne se valent pas. Mais elles révèlent la vaste culture des auteurs nissarts qui s'appuient quelquefois sur leur connaissance de la littérature mondiale, d'Aristophane à Dickens, de Térence à Tennessee Williams, des fabliaux à Garcia Lorca, de Molière à Tchékhov, de Beaumarchais à De Filippo, de Goldoni à Feydeau, etc., sans oublier Rancher, le père des lettres nissardes modernes. Ils procèdent à des adaptations, ou effectuent des réécritures décapantes comme Nathiez repensant les contes de Perrault dans Lu Conte de ma tanta Perotta, ou encore se livrent à la parodie à l'instar de Mossa dans Phygaço, ou enfin mettent en abyme le genre dramatique comme Betti dans La Sabatièra.

    Sachant que « le secret est d'abord de plaire et de toucher », les dramaturges nissarts varient leurs effets et abordent tous les genres, de la farce burlesque aux tragédies poignantes que sont Ensin va la vida ou Trenta nòu-quaranta, en passant par des comédies policières comme Lou Tulipan et Castèu, baloun e limounada. On remarquera une évolution : dans les temps tourmentés que nous vivons, les drames sont toujours plus noirs et les comédies toujours plus débridées.

    Nombre d’auteurs ont hérité du presèpi l'art de la satire percutante, tels Guisol, Emanuel, Marengo, le Dr Asso, Laura et le groupe Nux Vomica. Nathiez en particulier a fait de l'examen critique du monde contemporain le thème principal de son théâtre. D'autres privilégient les études de mœurs et de caractère, comme Francis Gag, dont l'intimisme, la psychologie, l'équilibre entre émotion et comique (pensons au Sartre Matafiéu) servent de modèles à son petit-fils ainsi qu'à Steve Betti.

    Les pastorales ont donné au théâtre nissart la dimension sacrée indispensable à tout véritable art dramatique. Elles ouvrent la voie aux réflexions spirituelles ou philosophiques de Francis Gag dans La Marche à la crèche, de Betti dans Recordansa ou de Nathiez dans En asperant lou car pèr la Conca.

    Certains enfin jouent sur le langage, tel Gag qui donne avec Lou Vin dei padre un magistral exemple de théâtre poétique là où un autre que lui aurait composé une farce facile sur le thème de l'ivrognerie.

    Si ce théâtre se caractérise par la diversité des genres et des thèmes abordés, il conserve comme point fixe le répertoire textuel commun au spectateur et à l'auteur nissarts, en d'autres termes la culture populaire vivante, le vaste patrimoine immatériel régional réunissant carnaval, gastronomie, histoire, légendes, jeux traditionnels, pratiques religieuses, proverbes, tournures idiomatiques de la langue aimée, etc. Une simple référence aux raiola ou à Catarina Segurana, l'emploi de tant-tout-un m'en calavi[13] suffisent pour créer des instants de connivence avec le public et les auteurs ne s'en privent pas, conscients de jouer sur la corde sensible de la nissardité.

    La transition est aisée avec une autre caractéristique de ce théâtre, qui est sa dimension militante. S'étant mis au XIXe siècle au service d'opinions politiques, il passe sans difficulté au XXe à la défense et à l'illustration de la culture et du dialecte niçois. Les pièces font redécouvrir l'histoire du pays, comme Nissa pantaï, y compris ses épisodes les plus délicats, comme Ahì de Barelli qui dévoile les enjeux de l'annexion de Nice par la France. Tantôt, comme la trilogie plurilingue de J.-L. Gag, elles décrivent avec réalisme les évolutions sociolinguistiques connues par le Comté. Tantôt, monolingues, elles constituent une sorte de leçon de langue vivante, exemple de ce que peut être une pratique constante du dialecte. Toujours, le théâtre a pour but la « recounquista de la lenga » (Steve Betti) et cherche à provoquer la prise de conscience des spectateurs. De ce point de vue, les adaptations de pièces étrangères démontrent que le nissart peut rivaliser avec n'importe quelle langue dans l'expression de thèmes universels. Cette optique pédagogique explique sans doute que l'on compte une dizaine d'enseignants dans les troupes actives en ce début de XXIe siècle. Ce qui ne manque pas de poser problème : si ce sont souvent les mêmes personnes qui animent l'enseignement du dialecte, le théâtre dialectal et parfois aussi la presse dialectale, cela signifie-t-il que l'avenir du nissart ne dépend que de quelques bonnes volontés ? Cependant, sans être d'un optimisme naïf, on peut penser que le théâtre nissart est sur la bonne voie pour affronter l'avenir.

    Une chose est sûre, ceux qui pratiquent ce théâtre engagé le font avec brio et passion et leur action est particulièrement dirigée vers la jeunesse. Il y a un changement net par rapport à un passé récent où l'on s'inquiétait d'un public vieillissant, toujours le même, venant applaudir comme par devoir toujours les mêmes pièces. Les jeunes sont maintenant nombreux sur les scènes et dans les salles à interpréter et à applaudir sans cesse de nouvelles créations.

    En définitive, ce théâtre est peut-être la manifestation locale de la millénaire passion méditerranéenne pour le jeu dramatique. Répondant à l'intérêt d'un public relativement important, il constitue un lieu privilégié de communion linguistique, lieu où le verbe s'incarne, où il est appréhendé de tous directement, sans la barrière de l'écrit, où les spectateurs se sentent au contact du destin culturel de leur polis en même temps que des tensions du monde contemporain, comme autrefois les citoyens des villes de la Grèce antique, mutatis mutandis, évidemment.


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1  Cf. Rémy Gasiglia, Le Théâtre nissart des XIXe et XXe siècles. Étude historique, Éditions Lou Sourgentin, Nice, 2003.
2  1866-1951.
3  1905-1966.
4  1871-1952.
5  La troupe a commencé en 1926 à donner des récitals de chansons du folklore niçois, interprétées et mimées en costumes, avec chœurs et devant décors, sur le modèle des spectacles du Coq d'or, la troupe russe du Professeur Anatole Dolinoff qui s'était produite à Nice en 1924 et 1925. Les chansons de Genari seront interprétées de la même manière.   
L'Éclaireur de Nice du 31 octobre 1934.
7  Pierre Azéma, in Sud, Montpellier, 1930.
La Ratapignata n° 50, 1er août 1936.
9  Charles Mauron, Le Provençal du 21 novembre 1955.
10  Traduction nissarde d'une comédie provençale de la poétesse Nouno Judlin (1897-1990).
11  Cf. Rémy Gasiglia, "Le Théâtre nissart au XXIe siècle", in Actes du 11e colloque des langues dialectales, Monaco, 27-28 novembre 2004, Académie des langues dialectales, Monaco, 2005, pp. 109-119.   
12  Réflexions du comédien, 1952.
13  Littéralement, "de toute façon je descendais", repartie qu'aurait prononcée le prêtre doun Soulina après être tombé de sa monture. S'emploie pour ironiser sur celui qui cherche à sauver la face en niant l'évidence.