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Dans le domaine du théâtre en
langue minorée, Nice fournit un exemple remarquable, vu la place
qu'y tient le genre dramatique dialectal depuis environ deux
siècles, avec une permanence et une vitalité exceptionnelles
dans l'ensemble occitan[1]. On brossera ici rapidement
l'historique du théâtre nissart avant d'en examiner les
principales caractéristiques.
Si, du XVIIe siècle au milieu
du XXe, Nice est une ville où le théâtre est omniprésent, on y
joue essentiellement en italien et en français, ainsi qu'en
piémontais après 1870 et jusqu'à l'entre-deux-guerres. En outre,
le théâtre provençal y est connu grâce à quelques textes adaptés
en nissart à la fin du XIXe siècle, dont la célèbre Pastorale
Maurel, pièce à la fois pieuse et comique représentée pour
Noël. C'est dans ce contexte de concurrence rude et stimulante
qu'est né et s'est développé le théâtre dialectal niçois.
Celui-ci semble avoir d'abord pris, à la fin
du XVIIIe siècle ou au début du XIXe, la forme du presèpi (crèche),
pastorale pour marionnettes qui montre les aventures burlesques
de pèlerins se préparant à partir pour Bethléem adorer le
Messie. Ces mariota ressemblent beaucoup au Gianduja
piémontais.
Le théâtre d'auteur naît en
1841 quand la troupe des Jeunes Amateurs crée la comédie Lou
Mariage de conveniensa de François Guisol (1803-1874).
Tanneur, autodidacte, Guisol représente à Nice le mouvement des
poètes-ouvriers et des « troubaïres », nombreux alors en
Provence. Chansonnier, pamphlétaire et journaliste, il est aussi
comédien amateur et auteur d'une dizaine de pièces, dont Lou
Dinà ridicul (1842), L’Amour d’un bouon nissart (1846),
L’Oste de Frigandò (1855).
Alors que Guisol défend des idées
progressistes et profrançaises, un autre auteur, d'origine
bourgeoise, Eugène Emanuel (1817-1880), fonde avec quelques amis
une troupe qui, de 1844 à 1848, sous la protection des jésuites,
défend les thèses du parti conservateur et loyaliste vis-à-vis
de la Maison de Savoie. C'est le Teatrino Martiniano,
théâtre de marionnettes en italien et en nissart. Là encore sur
le modèle de Gianduja, le personnage vedette en est Martin, le
paysan niçois.
Le théâtre d'auteur apparaît donc dans le
contexte politique passionné de la promulgation du Statuto (constitution)
par le roi Charles-Albert. Les auteurs utilisent spontanément le
dialecte parce que c'est alors la langue d'usage général des
habitants de Nice. Après ce temps fort, le théâtre nissart
s'essouffle et n'est représenté à la fin du siècle que par le
presèpi, la version niçoise de la Pastorale Maurel et les revues
locales. Celles-ci, spectacles de variétés et d'actualité
bilingues français-nissart, ont pour animateurs les plus
populaires Bernard Grinda (1866-1934) et Jo Bérardy (1869-1946),
rejoints au début du XXe siècle par Napoléon Royal (1878-1943)
et Mary Legay (1879-1960).
Les choses sont très
différentes au XXe siècle. Les auteurs qui désormais écrivent en
nissart pour le théâtre le font avant tout dans le cadre d'un
militantisme linguistique et culturel consécutif à la
francisation imposée au Comté de Nice à partir de l'annexion de
1860. Menica Rondelly (1856-1935), qui publie le texte du presèpi,
est un « nissardiste » particulariste. Juli Eynaudi (1871-1948)
appartient au Félibrige et met explicitement le théâtre au
service de la langue avec Lou Cagancio (1901), Lou
Terno (1905), Misè Pounchoun (1910), etc.
L'année 1922 fait figure de charnière, car
elle voit la fin des tentatives, certes honnêtes (Lou Retour
de Pierrot de Juli Eynaudi, Madama Troupenas de
Marius Blanchi) et l'éclosion de véritables talents, auteurs,
praticiens et animateurs hors pair. Le 22 décembre 1922 est la
date de renaissance du théâtre nissart, car c'est celle de la
création du Nouvé, pastorale composée par Barthélemy
Marengo (1882-1925) et Gustave-Adolphe Mossa (1883-1971). Tous
deux sont peintres, musiciens et poètes. Mossa en particulier a
acquis une réputation internationale de peintre symboliste avant
14-18 et a beaucoup écrit en français pour le théâtre. Ils
mettent au service de la scène dialectale leurs compétences dans
les domaines de l'écriture dramatique, de la mise en scène et de
la décoration. Chef-d'œuvre servi par une troupe d'amateurs
doués, au sein de laquelle le jeune Francis Gag (François
Gagliolo, 1900-1988) révèle des dons exceptionnels, cette pièce
obtient un succès dont même la presse parisienne se fait l'écho.
Elle marque le début d'un âge d'or qui durera vingt ans.
Les auteurs du Nouvé se séparent.
Marengo fonde Lou Teatre Nissart de San Bertoumieù (1922-1926)
et écrit deux comédies d'excellente facture, Maridan Netta en
1924, Camomia de Pimount en 1925, avant de mourir
prématurément.
En 1923, Mossa fait jouer La Nemaïda d'après
Rancher, puis fonde l'année suivante Lou Teatre de Barba
Martin, ainsi baptisé en référence au Teatrino
Martiniano. Jusqu'en 1940, la troupe représente ses
spirituelles comédies, Phygaço (1924), La Tina (1926),
L’Anticari (1933), Lou Rei Carneval (1935).
D'autres auteurs se révèlent auprès de lui : Laurent Gaglio,
Francis Gag, désormais à la fois comédien et dramaturge (Lou
Sartre Matafiéu, 1932), Guillaume Borea[2] (L’Esprit
foulatoun, 1933 ; Lu Doui lapin, 1934, etc.),
Georges Delrieu[3] (Fai calà, 1934 ; Li Fachenda de
Picalé, 1936 ; Fadoli, 1938), Louis Genari[4] dont
les premières Chansons niçoises sont créées en 1929[5].
« Foyer de la littérature niçoise »[6], Lou Teatre de Barba
Martin tient une place centrale dans l'histoire du
théâtre nissart d'avant la Deuxième Guerre mondiale et en 1930
est considéré comme « une des meilleures, et, à certains égards,
la meilleure parmi les troupes théâtrales de langue d'oc »[7].
En 1925, un ami de Marengo, Jouan Nicola
(1895-1974), fonde La Ciamada Nissarda pour faire
renaître les traditions niçoises et maintenir le dialecte.
L’association organise entre autres le presèpi, reprend
des comédies d'Eynaudi et de Guisol dont elle se réclame en tant
que « soucietà d'ouvrié »[8] et crée avec succès la trentaine de
revues et de pièces écrites par Nicola. Parmi celles-ci, on
relèvera par exemple L’Ounclé Tacadoli (1925), Lu
Fraire Bartela (1929), Mestre Pedingueli (1933),
Campagnolo (1934), L’Avoucat Trivelin (1935), Lou
Tulipan (1936).
En 1933, Francis Gag, qui adhérera bientôt au
Félibrige, fonde son Théâtre Niçois. Très vite, il écrit
et joue les quatre grandes pièces qui le font reconnaître comme
le dramaturge nissart le plus brillant : la pastorale Calèna
et le drame Ensin va la vida (1934), la farce
satirique La Pignata d'or (1935) et la comédie poétique
Lou Vin dei padre (1937). Le second conflit mondial
brise cet élan. Au Théâtre aux Armées, Gag invente Tante
Victorine, la commère s'exprimant en français régional,
personnage qu'il réemploiera avec succès après guerre sur scène
et à la radio. Il se partage ensuite entre music-hall, radio,
folklore, théâtre en français et scène nissarde (La Marche à
la crèche, 1964). En 1955, son Théâtre Niçois est
salué comme « la meilleure troupe de comédiens d'oc »[9]. Gag se
consacre davantage au théâtre dialectal à partir de 1970, lors
du renouveau régionaliste alors sensible en France. Il crée Segne
Blai e Guilhaumeta[10] en 1981, une nouvelle version d'Ensin
va la vida en 1985 et Lu Doui vièi en 1987.
Son action au service du nissart et de sa
culture, soixante-cinq années durant, est considérable. Son
combat pour le maintien et le respect de la langue reste
exemplaire. Son talent d'écrivain et de comédien ainsi que ses
qualités humaines lui ont fait acquérir une grande notoriété à
Nice, en Provence et au-delà. Ils lui ont aussi fait obtenir la
reconnaissance du fait culturel régional par des personnalités
de dimension nationale : Gaston Baty, Raymond Moretti, Raymond
Peynet, Emmanuel Bellini, Louis Nucera, Gabriel Monnet. Après sa
disparition, le Théâtre Niçois poursuit son œuvre sous
la direction de son fils Pierre-Louis et ses pièces, souvent
reprises, deviennent de véritables classiques.
En même temps que Gag, d'autres auteurs et
troupes ont assuré une irremplaçable permanence avant le regain
des années 1970. Georges Delrieu et La Semeuse, le Dr Victor
Asso (1910-2001) et Le Rideau de la Trinité-Victor (1947-1968),
Lola Laugier (1890-1987) et Lou Cairèu Niçart. Le
music-hall en français régional est animé par le fantaisiste
Ketty (André Brachetti, 1908-1996).
Les années 70, 80 et 90 voient se multiplier
les initiatives. Noëlle Perna et Richard Cairaschi font entrer
le français régional au café-théâtre puis au théâtre. De
nouvelles troupes dialectales apparaissent. À Levens, Jeannine
Maiffredi écrit à partir de 1970 pour Lou Brandi Levensan une
dizaine de pastorales de qualité. D'autres groupes se
constituent dans la montagne, par exemple à L'Escarène et à
Valdeblore. A Nice, Serge Dotti renouvelle avec Patin Cofin
la tradition des marionnettes. Le poète Alan Pelhon (Alain
Peglion, 1946-1994) s'essaie lui aussi au théâtre dialectal.
Lou Rodou Nissart de Raoul Nathiez
(1928-2013) acquiert une notoriété croissante à Nice, dans les
Alpes-Maritimes et en Provence. Pendant plus de vingt ans, la
troupe interprète les nombreuses pièces de cet auteur
particulièrement créatif et original, telles Ma qu èra
Catarina Segurana ? (1979), La Guerra dei truèia si
farà pas (1980), Jouan Badola vai à l’escola (1982),
Lu Conte de ma tanta Perotta (1983), Lu Dich dóu
cada jour (1986), Castèu, baloun e limounada (1987),
Lou Pati (1989), La Nuèch de la San Pèire (1990),
Trenta nòu-quaranta (1994), L’Enfant dóu betun (1998),
ainsi que des textes de Jouan Nicola, d'Alan Pelhon et le presèpi
avec des acteurs en chair et en os. Nathiez et ses
comédiens, dont les plus jeunes jouent quelquefois sous le nom
de Les Nikéiens, apportent un sang nouveau au théâtre
dialectal niçois.
Des années 1840 à l'an 2000, une quarantaine
d'auteurs ont produit quelque deux cents pièces. Le mouvement
s'accélère encore ensuite[11], puisque au XXIe siècle l'on
compte déjà une trentaine de créations.
Après 2000, spectacles,
apparitions de nouveaux auteurs et de nouvelles troupes se
suivent à un rythme soutenu qui rappelle le foisonnement de
l'entre-deux-guerres.
Certes, les activités théâtrales de la Ciamada
nissarda sont irrégulières, mais Albert Laura, auteur de
nombreuses pièces – Toujou unit (1996), Toun (2000),
L’Estello dóu fournas (2003), etc. –, lui confie
quelques textes, Bachourlin en 2001, Ajuda
pastroulh en 2002. Il fonde ensuite sa propre troupe, Barba
Zoun, qui joue par exemple La Veua Roumpeta en
2004. Par ailleurs, le groupe musical Nux Vomica de
Louis Pastorelli, Clément Calassi et Maurice Maubert crée Nissa
pantaï en association avec R. Cairaschi et S. Dotti
(2001), puis Estra-présèpi de S. Dotti (2002). Lou
Rodou Nissart présente trois pièces de Steve Betti, La
Rosa (2002), Recordansa et La Sabatiera (2003),
ainsi qu'un vaudeville de René Toscano, Revira-mainage (2008).
Pour sa part, Nathiez, qui a quitté la troupe, continue à écrire
pendant quelques années, par exemple Lou Presèpi 2001 (2000),
En asperant lou car per la Conca (2003) et quelques
saynètes qu'il interprète avec Quint Venta. Le Centre
Culturel Occitan País Nissart e Alpenc se dote d'une
troupe, La Chorma, qui crée Es nourmal de
Nathiez en 2004. À Tourrette-Levens, Li Bastian Countrari jouent
les pièces de Frédéric Bellanger : Vida d’aquì (2009),
La Roda vira (2011), Noun passa temp que revengue (2013).
Quant au Théâtre Niçois de Francis Gag, il
est devenu une référence et, dès la fin des années 90, un
nouveau foyer littéraire nissart. Il joue en effet les œuvres de
cinq auteurs, Pierre-Louis Gag (Lu Bessoun, 1997),
Jean-Luc Sauvaigo (L’Or d’en Mascouinat, 1999), Laurent
Térèse (Una Demanda en matrimoni, 2006 ; Chicoulata e
virtù, 2011 ; L’Escaramoucha, 2012), Hervé Barelli
(Ahì, 2010 ; Doun van bèure li bèstia, 2013) et
Jean-Luc Gag. Celui-ci s'impose comme l'un des dramaturges
contemporains les plus féconds : L’Oste de li dama (2001),
Suchessioun (2005), Santìssimou Bambino (2006),
Raça ’stirassa (2010) et la trilogie Past en familha
(2003), Nouòça, amour e cinema (2008), Gusta
s’embila (2012). Le Théâtre Niçois de Francis Gag atteint
un statut quasi institutionnel sans précédent à Nice pour une
troupe dialectale : il est maintenant résident au Théâtre
municipal Francis-Gag et partenaire de l'Éducation nationale par
convention passée en 2011.
Sans doute cette présentation n'est-elle pas
complète, mais il est difficile d'atteindre l'exhaustivité en
rendant compte d'une réalité abondante et évolutive. L'on peut
cependant en tirer quelques remarques générales.
On voit qu'il est permis de
parler d'une longue tradition dramatique dialectale à Nice.
Outre le nombre impressionnant de réalisations, on constate des
liens par-delà les temps : Nicola se réclamait de Guisol, Mossa
d'Emanuel, Nathiez de Gag et certaines troupes reprennent les
pièces anciennes. Cette continuité et cette vitalité appellent
quelques explications. Louis Jouvet disait qu'« il n'y a pas, au
théâtre, des problèmes, il n'y en a qu'un, c'est le problème du
succès »[12].
Même si, évidemment, toutes ces réalisations
ne sont pas d'égale qualité, leur succès vient en premier lieu,
simplement, du bon niveau de beaucoup d'entre elles, qu'il
s'agisse des intrigues, de la mise en scène et du jeu des
comédiens (pensons par exemple aux géniaux Francis Gag et Joseph
Augier). Avec des moyens techniques limités mais beaucoup
d’enthousiasme, les amateurs niçois parviennent parfois à de
belles réussites en collaboration avec des artistes locaux
(comme Guisol ou Emanuel et les Trachel, Gag et Bellini, Jeanine
Maiffredi et Jean-Pierre Augier). Ils créent en pleine
connaissance des grands courants artistiques de leur temps,
dramatiques, musicaux ou picturaux. Pour nous en tenir aux
spectacles des disparus, pensons à ceux de Francis Gag, de
Nathiez ou de cet artiste complet qu'était Mossa.
Sur le plan littéraire, là encore toutes ces
pièces ne se valent pas. Mais elles révèlent la vaste culture
des auteurs nissarts qui s'appuient quelquefois sur leur
connaissance de la littérature mondiale, d'Aristophane à
Dickens, de Térence à Tennessee Williams, des fabliaux à Garcia
Lorca, de Molière à Tchékhov, de Beaumarchais à De Filippo, de
Goldoni à Feydeau, etc., sans oublier Rancher, le père des
lettres nissardes modernes. Ils procèdent à des adaptations, ou
effectuent des réécritures décapantes comme Nathiez repensant
les contes de Perrault dans Lu Conte de ma tanta Perotta,
ou encore se livrent à la parodie à l'instar de Mossa dans Phygaço,
ou enfin mettent en abyme le genre dramatique comme Betti dans La
Sabatièra.
Sachant que « le secret est d'abord de plaire
et de toucher », les dramaturges nissarts varient leurs effets
et abordent tous les genres, de la farce burlesque aux tragédies
poignantes que sont Ensin va la vida ou Trenta
nòu-quaranta, en passant par des comédies policières comme
Lou Tulipan et Castèu, baloun e limounada. On
remarquera une évolution : dans les temps tourmentés que nous
vivons, les drames sont toujours plus noirs et les comédies
toujours plus débridées.
Nombre d’auteurs ont hérité du presèpi l'art
de la satire percutante, tels Guisol, Emanuel, Marengo, le Dr
Asso, Laura et le groupe Nux Vomica. Nathiez en
particulier a fait de l'examen critique du monde contemporain le
thème principal de son théâtre. D'autres privilégient les études
de mœurs et de caractère, comme Francis Gag, dont l'intimisme,
la psychologie, l'équilibre entre émotion et comique (pensons au
Sartre Matafiéu) servent de modèles à son petit-fils
ainsi qu'à Steve Betti.
Les pastorales ont donné au théâtre nissart
la dimension sacrée indispensable à tout véritable art
dramatique. Elles ouvrent la voie aux réflexions spirituelles ou
philosophiques de Francis Gag dans La Marche à la crèche,
de Betti dans Recordansa ou de Nathiez dans En
asperant lou car pèr la Conca.
Certains enfin jouent sur le langage, tel Gag
qui donne avec Lou Vin dei padre un magistral exemple
de théâtre poétique là où un autre que lui aurait composé une
farce facile sur le thème de l'ivrognerie.
Si ce théâtre se caractérise par la diversité
des genres et des thèmes abordés, il conserve comme point fixe
le répertoire textuel commun au spectateur et à l'auteur
nissarts, en d'autres termes la culture populaire vivante, le
vaste patrimoine immatériel régional réunissant carnaval,
gastronomie, histoire, légendes, jeux traditionnels, pratiques
religieuses, proverbes, tournures idiomatiques de la langue
aimée, etc. Une simple référence aux raiola ou à
Catarina Segurana, l'emploi de tant-tout-un m'en calavi[13]
suffisent pour créer des instants de connivence avec le public
et les auteurs ne s'en privent pas, conscients de jouer sur la
corde sensible de la nissardité.
La transition est aisée avec une autre
caractéristique de ce théâtre, qui est sa dimension militante.
S'étant mis au XIXe siècle au service d'opinions politiques, il
passe sans difficulté au XXe à la défense et à l'illustration de
la culture et du dialecte niçois. Les pièces font redécouvrir
l'histoire du pays, comme Nissa pantaï, y compris ses
épisodes les plus délicats, comme Ahì de Barelli qui
dévoile les enjeux de l'annexion de Nice par la France. Tantôt,
comme la trilogie plurilingue de J.-L. Gag, elles décrivent avec
réalisme les évolutions sociolinguistiques connues par le Comté.
Tantôt, monolingues, elles constituent une sorte de leçon de
langue vivante, exemple de ce que peut être une pratique
constante du dialecte. Toujours, le théâtre a pour but la «
recounquista de la lenga » (Steve Betti) et cherche à provoquer
la prise de conscience des spectateurs. De ce point de vue, les
adaptations de pièces étrangères démontrent que le nissart peut
rivaliser avec n'importe quelle langue dans l'expression de
thèmes universels. Cette optique pédagogique explique sans doute
que l'on compte une dizaine d'enseignants dans les troupes
actives en ce début de XXIe siècle. Ce qui ne manque pas de
poser problème : si ce sont souvent les mêmes personnes qui
animent l'enseignement du dialecte, le théâtre dialectal et
parfois aussi la presse dialectale, cela signifie-t-il que
l'avenir du nissart ne dépend que de quelques bonnes volontés ?
Cependant, sans être d'un optimisme naïf, on peut penser que le
théâtre nissart est sur la bonne voie pour affronter l'avenir.
Une chose est sûre, ceux qui pratiquent ce
théâtre engagé le font avec brio et passion et leur action est
particulièrement dirigée vers la jeunesse. Il y a un changement
net par rapport à un passé récent où l'on s'inquiétait d'un
public vieillissant, toujours le même, venant applaudir comme
par devoir toujours les mêmes pièces. Les jeunes sont maintenant
nombreux sur les scènes et dans les salles à interpréter et à
applaudir sans cesse de nouvelles créations.
En définitive, ce théâtre est peut-être la
manifestation locale de la millénaire passion méditerranéenne
pour le jeu dramatique. Répondant à l'intérêt d'un public
relativement important, il constitue un lieu privilégié de
communion linguistique, lieu où le verbe s'incarne, où il est
appréhendé de tous directement, sans la barrière de l'écrit, où
les spectateurs se sentent au contact du destin culturel de leur
polis en même temps que des tensions du monde contemporain,
comme autrefois les citoyens des villes de la Grèce antique,
mutatis mutandis, évidemment.
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2 1866-1951.
3 1905-1966.
4 1871-1952.
5 La troupe a commencé en 1926 à donner des récitals
de chansons du folklore niçois, interprétées et mimées en
costumes, avec chœurs et devant décors, sur le modèle des
spectacles du Coq d'or, la troupe russe du Professeur
Anatole Dolinoff qui s'était produite à Nice en 1924 et
1925. Les chansons de Genari seront interprétées de la même
manière.
6 L'Éclaireur de Nice du 31 octobre 1934.
7 Pierre Azéma, in Sud, Montpellier, 1930.
8 La Ratapignata n° 50, 1er août 1936.
9 Charles Mauron, Le Provençal du 21 novembre
1955.
10 Traduction nissarde d'une comédie provençale de la
poétesse Nouno Judlin (1897-1990).
11 Cf. Rémy Gasiglia, "Le Théâtre nissart au XXIe
siècle", in Actes du 11e colloque des langues
dialectales, Monaco, 27-28 novembre 2004, Académie des
langues dialectales, Monaco, 2005, pp.
109-119.
12 Réflexions du comédien, 1952.
13 Littéralement, "de toute façon je descendais",
repartie qu'aurait prononcée le prêtre doun Soulina après
être tombé de sa monture. S'emploie pour ironiser sur celui
qui cherche à sauver la face en niant l'évidence.