Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Aleksej POPOV

L'EXPÉRIENCE D'UN DRAMATURGE KOMI

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Écrivain d’expression komie et rédacteur en chef du journal pour enfants
Bi kiń (L’Étincelle), Aleksej Popov est l’auteur de recueils de nouvelles et de plus de vingt pièces de théâtre. Ses pièces sont jouées dans divers théâtres de Russie. Dans cet exposé, il revient sur les raisons qui l’ont conduit à écrire et sur sa rencontre avec le théâtre. Il s’interroge sur le processus de création, puis sur son rapport au travail du metteur en scène et des acteurs. Il justifie ses choix esthétiques dans la perspective du théâtre de Russie et du caractère de la langue. Au-delà du théâtre, sa réflexion se porte sur le statut de la langue komie aujourd’hui, qui souffre d’un déclin du nombre de locuteurs et d’une influence croissante de cultures extérieures. Il s’interroge sur les conditions de préservation de la langue.

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L’écriture théâtrale, on le sait bien, est un métier « aux pièces ». Néanmoins, la pratique le montre : on devient auteur de pièces pour bien des raisons diverses. L’une d’entre elles est l’amour du théâtre. Les autres peuvent être le désir de reproduire sur le papier certaines situations de vie. Une troisième raison peut être la gloire de faire tourner autour de votre œuvre toute la production théâtrale. Mais moi, pourquoi suis-je devenu auteur de théâtre ?
 

Il n’est pas facile de répondre. D’une part, tout dans la vie arrive comme par hasard, même si je suis profondément convaincu que le hasard n’existe pas. Quand j’étais enfant, je ne sentais pas le besoin d’écrire. Je n’ai jamais aspiré à me retrouver dans les journaux muraux de l’école. En revanche, j’aimais beaucoup la revue Vojvyv kodźuv. Mon père, Vjačeslav Popov, était lui aussi un vrai passionné de lecture. Il était comptable. Non seulement : il a aussi écrit quelque chose sur un garçon et certains fantômes qui accompagnaient sa vie. Il avait peut-être décrit ses sensations d’enfant. Dans le cahier d’école dans lequel il écrivait, il avait créé un monde mystique, comme on dirait aujourd’hui, surréaliste. Quand j’eus grandi, j’ai recherché ce petit cahier, mais malheureusement, je n’ai pas réussi à le trouver.

La première fois que j’ai pris un stylo pour écrire, c’était à l’armée. J’ai commencé à écrire parce que je me languissais de la langue komi, je ne supportais pas la séparation avec ma langue. A Bol’šelug, dans le rajon de Kortkeros, où je suis né et où j’ai grandi jusqu’à mes 18 ans, seules une ou deux personnes parlaient le russe et encore venaient-ils d’ailleurs. Alors j’ai commencé à « converser », à l’aide du petit cahier. Au début, j’ai écrit des récits. Grâce au programme scolaire, je me suis souvenu de ce genre littéraire court. De tout ce qu’il fallait avoir obligatoirement dans un récit : une introduction, un sujet, un tournant. Je suis parti du thème d’une ancienne blague. J’ai écrit mon récit, je l’ai envoyé à ma revue préférée. Je reçus une réponse chaleureuse du rédacteur, Ivan Grigor’evich Toropov. Il a fait remarquer qu’on ne peut pas réussir un récit à partir d’une blague et il m’a conseillé d’écrire sur les sujets qui me touchent réellement. Ainsi j’ai écrit mon deuxième récit, L’âge de la conscription. Ce récit fut publié dans le numéro d’avril de la revue, en 1971. Il est vrai que la joie que m’a apportée cette première publication était mêlée d’anxiété. Je ne cessais de me demander combien d’argent ils allaient me soutirer : ils avaient utilisé tant de papier… J’étais un jeune de la campagne, plein de naïveté. Et quand, j’étais au service militaire, je reçus mon premier honoraire, ma joie n’eut plus de limites : 74 roubles 80 kopecks, si mes souvenirs sont bons. Cette somme folle me permit d’inviter mes camarades. Nous nous régalâmes de biscuits. Les gars me dirent : toi, écris, nous ferons les gardes à ta place.

Cette même nuit, je me mis à ma table et j’écrivis encore deux récits. Bien sûr, ils ne passèrent nulle part. Ce soir-là, j’avais eu ma leçon : si on se met à écrire en pensant à l’argent, rien n’en sort.

Et la première pièce ? Elle est aussi née par hasard. Au début des années 1990, le principal metteur en scène du Théâtre Savin était Svetlana Genievna Gorčakova. Il était manifeste qu’elle voulait des transformations : de nouveaux écrivains, de nouveaux artistes, de nouveaux metteurs en scène, une nouvelle écriture théâtrale. C’est ainsi que fut organisé un groupe de jeunes créateurs. Un jour elle s’adressa à nous : essayez d’écrire une pièce qui touche le spectateur au fond de son âme ! Mais personne d’autre que moi n’a relevé le défi ! Et moi, j’en ai écrit une, il s’agit de la pièce Quel genre de personne… Les événements de la pièce ont lieu dans une maison à la campagne, où l’on commémore la mémoire d’une femme. Les invités se comportent de manière inconvenante : ils rient, ont des conversations ineptes, se soûlent… C’est une histoire qu’on reconnaît, en Russie. Avant, quand j’apportais un récit à la revue, je ne pouvais jamais répondre à la question « pourquoi je l’avais écrit »… C’est la même chose pour cette « commémoration ». Non, je n’avais pas été témoin caché des événements. Tout ceci, de même que les sujets de mes autres pièces, c’est de l’invention pure et simple. Je suis allé chercher tel « prototype » ici, tel autre là… J’ai tout mis ensemble…

Parfois, les gens qui écrivent disent que les héros de leurs œuvres dictent eux-mêmes les règles du jeu. C’est toujours intéressant de voir comment, au juste, se déroule le processus de création. Pour moi, je dirais, ce processus est douloureux. Je commence par penser à un sujet. C’est un processus bien long. Ensuite, quand dans ma tête tout est déjà en place, je me force à grand-peine à me mettre à mon bureau. Pour moi, le plus dur, c’est le travail mécanique. Je mets sur la table une feuille blanche. Et ensuite je peux marcher pendant une demi-journée en regardant cette feuille avec animosité. En même temps, je me répète que personne d’autre que moi ne le fera. Après un dialogue insensé avec moi-même, je finis quand même par me mettre au bureau. Mais là aussi, j’invente un bon millier de raisons pour ne pas écrire ; le stylo n’écrit pas bien, le crayon n’est pas taillé comme il faut … Mais ce faisant, on peut tout aussi bien perdre le sens des héros, de la pièce, du temps ? Oui, c’est possible. Et si on ne s’oblige pas à écrire tous les jours, si on ne se remet à l’écriture que six mois ou un an plus tard, on peut très bien ne plus reconnaître ce qui a déjà été écrit. Cela arrive. On écrit et on voit que tout est comme coupé à la hache : les héros ne pensent pas comme je le voulais, ils ont pris soudain de nouvelles habitudes. De manière générale, ils sont devenus différents. C’est fort difficile, dans ces cas, de trouver l’état d’âme correspondant à la pièce. Tout ceci pour dire une seule chose : il ne faut pas reporter l’écriture à plus tard.

Je ne peux pas affirmer bien connaître le théâtre aujourd’hui en Russie. Il ne faut pas s’en étonner. Le théâtre d’avant, celui du réalisme socialiste, où dominaient le « noir et le blanc », je n’en ai jamais eu besoin. Mais je n’ai pas non plus besoin de ce qu’on appelle « le nouveau drame ». Et aujourd’hui, une chose est claire : le « nouveau drame » a sa scène, ses metteurs-en-scène, son spectateur, son festival… Mais moi, personnellement, je ne peux pas accepter la culture que prêche cette orientation. Je comprends qu’il faille chercher de nouveaux procédés dans l’écriture théâtrale. Mais la noirceur, la saleté, les jurons, l’agression, les émotions négatives fortes… J’ai été dans de nombreux théâtres en Russie, fort différents. Le nouveau drame se reconnaît bien. C’est un phénomène né au milieu des années 1990, dans une période pas simple du tout dans notre pays. Et aujourd’hui il ne vit pas, j’en suis convaincu, sur de l’argent venu de Russie. Les conclusions vont de soi. Peut-être quelqu’un veut vraiment diriger notre cerveau. Hélas, les jurons ont effectivement rempli nos scènes, ainsi que nos écrans de cinéma… Ce qui me froisse, c’est qu’aujourd’hui, des Komis parlant komi, il y en a de moins en moins. Rectifier le tir, c’est tout d’abord l’affaire des gens eux-mêmes. A l’époque soviétique, quand le komi, du point de vue du soutien gouvernemental était dans une position plus mauvaise, les gens essayaient davantage de le préserver. Je ne comprends pas pourquoi on a aujourd’hui une attitude peu attentive envers la langue. Le peuple komi doit comprendre : la langue se maintiendra, si les parents la transmettent à leurs enfants. Je pense qu’il fait commencer quand même par soi-même, ne pas toujours s’en prendre au gouvernement. Pourquoi pendant de longues années, à la direction du mouvement national Komi vojtyr seules quelques personnes ont parlé komi avec leurs enfants ? Le komi, c’est la langue de mes ancêtres, c’est moi. Si je ne le parlais pas, je ne pourrais pas me rapporter au peuple komi, quoi que dise mon passeport. La langue est le fondement du peuple. Pouvons-nous continuer à vivre, si avec le temps, le komi disparaît ? Oui, bien sûr, mais la disparition de la langue serait équivalente à la disparition d’une couleur dans l’arc-en-ciel. Si nous ne parvenons pas à préserver le komi et les autres langues nationales, commencera une réaction de déclin. Le komi, c’est l’outil de défense du peuple contre les influences extérieures dangereuses. Le russe n’a pas cette protection, cette stabilité. Je ne comprends pas pourquoi les gens, maintenant, sont négligents vis-à-vis de la langue. Le peuple komi doit comprendre que la langue se préservera si les parents la transmettent à leurs enfants. Je crois qu’il est encore nécessaire de commencer par nous-mêmes, plutôt que de blâmer le gouvernement. Pourquoi, au fil des années, à la direction du mouvement national Komi vojtyr, seules quelques personnes parlent à leurs enfants en komi ?

Le peuple komi, c’est une partie d’une communauté plus globale, celle des gens du Nord. Les gens du Nord se caractérisent par leur absence de malveillance, par leur rapport positif à la vie. Les raisons se trouvent dans les rudes conditions de vie, car c’était la seule solution. Le mal repousse les gens du Nord, ils aspirent toujours à ce qui est bon.

Je n’oublierai jamais la sensation que j’ai eue quand j’ai vu pour la première fois un spectacle fait sur un texte de moi. Ma première pièce et encore quelques-unes ont été montées par Evgenij Malafeev. Je ne suis jamais intervenu dans la mise en scène, pour moi, Ženja est un spécialiste de haut niveau, qui sait traduire en action scénique ce qui est sur le papier. La première était la pièce Les couvertures ne sont pas pour les alcooliques. La version scénique s’appelait « La Morgue ». Après la première j’ai compris une chose. Le spectacle est quelque chose d’entièrement différent que la simple lecture de la pièce par d’autres. Quand on lit, on ne perçoit pas les émotions de celui qui écoute. Mais avec la mise en scène… C’est une salle pleine de personnes qui écoutent vos idées, vos paroles. Ces gens ont leurs émotions, leur rapport aux mots qui sont dits. Au premier spectacle, tel est mon usage, je ne regarde pas les spectateurs. J’écoute, les yeux fermés. Je suis très tendu, parce que je sens que chaque intonation ratée des acteurs se reflète sur le spectateur. À la deuxième représentation, en règle générale, je regarde avec la salle. Je n’ai pratiquement pas d’histoires situées en ville. Mes héros vivent dans la forêt, au village, à moins que toute l’action d’une pièce se déroule à la ferme. Il peut y avoir des dimensions mystiques : des sorciers, de la magie, comme dans la pièce Allant vers la lumière. Pourquoi ? C’est comme chez Gabriel Garcia Marquez : la nature du Nord elle-même vous donne ce sens mystique du monde. J’ai grandi dans cet esprit : au cours des soirées de village, on se racontait des histoires, des légendes. Les écrivains, dont moi, souvent idéalisent le passé. Dans doute parce qu’avant les gens étaient plus lumineux, meilleurs, plus compréhensibles. Or mes contemporains ne veulent pas être comme l’étaient leurs ancêtres. J’ai d’ailleurs écrit une pièce sur ce sujet : « Une place au soleil ». La forêt, pour moi, est une église. De par sa nature, les Komis sont dualistes. Ils peuvent aller à l’église et s’adresser aux divinités païennes. Kallistrat Žakov a dit à ce sujet : jusqu’à la forêt, il est chrétien, une fois arrivé à la forêt, il est païen. Je crois à des forces supérieure, mais je n’aime pas les intermédiaires, c’est pourquoi je ne vais pas à l’église.

De nos jours les écrivains de théâtre des nationalités, comme tous les hommes de lettres, doivent tirer tout seuls leur épingle du jeu, ce que je fais. Les Komis sont par nature obstinés, et cette qualité m’assiste. L’entêtement est profondément implanté dans nos gènes. La chasse, qui était l’occupation de nos ancêtres dans les conditions rude du Nord, demandait de telles qualités. Quand on se fixe un objectif, il faut absolument l’atteindre. Écrire des pièces, les publier et les monter, ce sont trois choses différentes. Les metteurs en scène d’aujourd’hui préfèrent suivre les sentiers battus et monter des œuvres d’auteurs très largement connus, comme Tchekhov, Ostrovski, Shakespeare. Malheureusement, on ne cherche des pièces nouvelles pas aussi souvent que nous le souhaiterions.

Je pense que les metteurs en scène sont paresseux : ils ne veulent pas lire les œuvres d’auteurs peu connus. De plus, si jamais un metteur en scène entreprend de monter une pièce nouvelle, il doit franchir toutes sortes d’obstacles : prouver aux fonctionnaires et à la direction du théâtre la nécessité de monter un spectacle justement sur tel ou tel texte. Le spectacle peut ne pas plaire à son public, et le metteur-en-scène sera le premier accusé.

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Traduit du russe par Eva Toulouze.