Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Tiina KAARTAMA

LE THÉÂTRE ET LA CONSTRUCTION D’UNE IDENTITÉ POPULAIRE ET NATIONALE EN FINLANDE DU XIXE SIÈCLE
Le théâtre, témoin de l'oralité

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La naissance d’une identité nationale finlandaise se fonde largement, au XIXe siècle, sur la reconnaissance de l’existence et de la place de la langue finnoise dans la vie publique. D’un côté, il y une tradition orale remarquable et remarquée, la clé de voûte identitaire retranscrite dans le Kalevala ; de l’autre, une construction qui se veut savante et normative de la langue écrite, essentielle pour une reconnaissance formelle de la langue. Dans cette évolution, le théâtre sera l’endroit où l’expression échappera aux aspirations normatives, et il restera le lieu de l’expression populaire au sens le plus noble du terme.

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1.    Introduction

    La naissance d'une identité nationale finlandaise se fonde en grande partie, au XIXe siècle, sur la reconnaissance de l'existence de la langue finnoise et sur la place que le finnois prend dans la vie publique.
    D'un côté, on découvre une tradition populaire orale époustouflante retranscrite dans le Kalevala, qui deviendra la clé de voûte de l'identité nationale ; de l'autre, l'élite fennomane construit une langue écrite qui se veut savante et normative, ce qui est essentiel pour la reconnaissance formelle de la langue.
    Dans cette évolution, le théâtre était l'endroit où l'expression contemporaine a pu échapper aux aspirations normatives: le théâtre est resté le lieu de l'expression populaire au sens le plus noble du terme.
    Aujourd'hui encore, l'idée de la langue comme pratique orale, dont l'écriture n'est que la transcription, reste très présente en Finlande. La langue parlée n'est pas l'expression à haute voix de ce qui est écrit, bien au contraire, la langue écrite n'est que le témoin de ce qui peut être dit.   

2.    En quelques mots la situation de Finlande en 19ème siècle.

    À partir de la période des croisades aux XIIe et XIIIe siècles, la majeure partie de la Finlande fait partie du royaume de Suède. Vers 1600 le suédois devient la langue parlée de la classe dominante en Finlande. Cette évolution dans les pratiques linguistiques est due à la centralisation de l'administration et à l'importance grandissante de la Diète tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais la question de la langue n'est alors qu'une question pragmatique, et non pas idéologique.
    Le grand changement géopolitique dans la région arrive en 1703, lorsque Pierre le Grand décide de faire bâtir Saint-Petersbourg sur l'embouchure de la Neva dans la mer Baltique, afin d'en faire la capital de la Russie. Dès lors, la Finlande devient un zone tampon entre les Suédois et les Russes et, en 1809, pendant les guerres napoléoniennes, Alexandre Ier finira par annexer la Finlande à ses territoires en tant que grand-duché autonome de l'Empire russe. La Finlande restera partie de la Russie jusqu'en 1917, et deviendra indépendante dans le sillage de la révolution d'Octobre. C'est pendant cette période russe que la question de la langue se politise, et que les pratiques évoluent.  

3. Situation de la langue finlandaise au 19ème

    Au cours du XIXe siècle, les mouvements romantiques et nationalistes prennent leur élan en Europe. Il en est de même en Finlande : la langue devient une question politique reflétant une identité culturelle et nationale. Cela se traduit par une volonté de donner de l'importance à la langue finlandaise : la passage à l'écrit devient dès lors un enjeu majeur. Certes, il existe depuis la reforme protestante du XVIe siècle des écrits religieux en finnois, ainsi que quelques codex de lois, mais il n'y a pas d'œuvres littéraires, ni d'essais, ni d'ouvrages scientifiques.
    Écrire la langue est une question politique et sociale majeure, car n'écrivent une langue que ceux qui ont accès à la scolarité. Au début du XIXe siècle, malgré la nouvelle appartenance à l'Empire russe, toute la scolarité en Finlande se fait en langue « nationale » - autrement dit le suédois. Ce n'est pas toujours la langue maternelle des élèves, puisque l'immense majorité des personnes vivant en Finlande était finnophones, mais il était admis dans les mœurs que lorsqu'un enfant était scolarisé et qu'il attrapait en quelque sorte l'ascenseur social, il commençait à s'exprimer en suédois. Autrement dit les personnes appartenant à l'élite lettrée échangeaient en suédois quel qu'était leur langue maternelle. L'idéologie colonialiste de l'époque donnait des arguments forts pour ce partage des langues en langues civilisées et en langues barbares, et aujourd'hui encore ce partage reste d'actualité dans beaucoup de pays. L'enjeu était donc de montrer que le finnois était une langue civilisée, capable d'exprimer tout ce qu'on exigeait d'une langue civilisée.
    Mais pour l'écrire, une simple transcription de l'oral n'était pas possible. Pour comparer, prenons l'exemple du français : l'élite qui a choisi au Moyen-Âge d'écrire le français au lieu du latin pouvaient transcrire la langue qu'elle parlait, et écrire leur propre langue maternelle. En Finlande, l'élite était suédophone. Pourtant c'est cette élite qui a choisi de commencer à promouvoir le finnois comme l'expression de la Nation finlandaise : le mouvement fennomane est né.
    À partir de 1840, le mouvement fennomane prend de plus en plus d'ampleur dans les milieux intellectuels. C'est un mouvements très étonnant : des hommes et femmes de lettres, des intellectuels, suédophones pour la très grande majorité ont commencé à vouloir apprendre le finnois. Il était de bon ton de traduire son nom de famille en finnois pour l'usage. On organisait des « soirées finlandaises » pour pratiquer le finnois, et certains ont même commencé à parler finnois chez eux. La situation était curieuse : les peuples finnois et caréliens venaient de donner une œuvre orale magistrale, que l'on connait sous le nom de Kalevala (1835). Cette œuvre était idolâtrée par toute l'élite culturelle finlandaise, qui y voyait une preuve indéniable de la qualité civilisée du peuple finlandais mais, en même temps, cette même élite était dans l'incapacité de lire l'œuvre en question et devait se fier à la traduction suédoise pour l'apprécier. L'objectif du mouvement fennomane était donc claire : il fallait créé une élite finnophone.
    Mais alors quelle finnois veut-on apprendre à parler ? Les parlés étaient multiples : à l'est du pays on parlait comme ceci, à l'ouest comme cela, au nord encore différemment, sans parler des régions côtières : les dialectes, très différents les uns des autres, étaient aussi nombreux que les régions.  En effet, dès les années 1820, et pendant des décennies, on peut suivre dans les journaux « la guerre des dialectes », dont l'objet était de déterminer lequel des dialectes il conviendrait de rendre officiel. Il fallait faire un choix.
    Chemin faisant on a abouti à un compromis entre les structures de l'ouest, mélangées avec du vocabulaire de l'est. Il s'en suivait que le finnois officiel, le finnois écrit, le kirjakieli ou « la langue des livres », n'était la langue maternelle de personne. C'était une langue sans locuteurs, une langue que personne ne parlait dans sa forme exacte, et d'ailleurs ne parle toujours pas. Notons que la différence entre la langue des livres et langue parlée fut assez grande et l'est toujours. Pour une étudiante qui n'a étudié le finnois (la langue des livres) que dans une université à l'étranger, il est très malaisé de comprendre la langue parlée, quelque soit la région qu'elle visite.
    Les artistes et les auteurs, inspirés par le romantisme de l'époque, adoptaient très rapidement la langue officielle dans leur expression. Le peuple, bien évidemment, continuait à parler sa langue maternelle, qu'elle soit écrite ou non. Le théâtre, l'art de l'oralité, était dans cette évolution un espace artistique où la langue populaire continuer à s'exprimer.

4.    Aleksis Kivi (1834-1872), l'écrivain national de Finlande

     Aleksis Kivi, père de la littérature finlandaise, n'a eu son heure de gloire qu'après sa mort.  De son vivant il a été apprécié, mais sa langue faisait de lui également un objet de controverse. Pour des raisons que l'on ignore, il était devenu la bête noire du professeur August Ahlqvist (1826-1889), une personnalité littéraire importante de son époque qui détenait notamment la première chaire des langues fénno-ougriennes de l'Université d'Helsinki. Ahlqvist accusait Kivi d'enlaidir le finnois et d'avilir les finlandais.
    Certes, Aleksis Kivi avait un style novateur : la description qu'il faisait du peuple ne correspondaient pas à l'idée romantique qui prévalait, celle d'un peuple qui souffrait en silence et en noblesse. Si August Ahlqvist défendait la langue finlandaise, on peut dire tout autant de Aleksis Kivi. Il voulait, dans sa prose, écrire une langue aussi « propre » que possible. « Propre » signifiait alors exempte de régionalismes. Mais comme la langue des livres cherchait encore sa forme, et que les conventions étaient loin d'être encore établit, la tâche lui fut impossible. De condition très modeste, il n'avait jamais voyagé, ce qui ne l'empêchait pas d'écrire sa langue maternelle dans toute sa richesse. En aucun cas il ne pouvait avoir suffisamment de recule pour pouvoir y détecter les expressions ou les structures locales, et malgré toute sa bonne volonté d'auteur, sa langue reste (heureusement) toute colorée par les régionalismes.
    Cette volonté d'écrire une langue « propre » était partagé par tous les auteurs de cette époque. Une des missions d'un auteur littéraire était d'être la porte-parole de l'identité nationale, et de décrire un peuple, son histoire et son destin. Toutefois, dans cette prose, il y a un endroit où les régionalismes pouvaient apparaître : les dialogues.
    Dans le souci de l'authenticité, les dialogues étaient écrits de façon à ce qu'on puisse entendre quelqu'un parler. Nombreux auteurs de prose continuent aujourd'hui cette habitude d'écrire la langue des livres dans les descriptions, tout en utilisant une langue parlée ou un dialecte dans les dialogues.
    Dans le théâtre l'œuvre toute entière était écrite en dialogue. On attribue à Aleksis Kivi la première pièce de théâtre en finnois, Lea, qui est donnée en représentation pour la première fois en 1869. Ensuite il écrira d'autres pièces, notamment Kullervo et Nummisuutarit. Dans les pièces de théâtre, Kivi ne se soucie pas d'écrire une langue jugée correcte, au contraire, il laisse libre cours aux régionalismes et à la langue parlée. Les pièces connaissent un vif succès, et cela encore encore aujourd'hui. Autant les romans de Kivi, tel Seitsemän veljestä (Les sept frères), sont devenus dans l'imaginaire collectif de la matière poussiéreuse avalée par des collégiens récalcitrants, autant ses pièces de théâtre, notamment Nummisuutarit, reste une pièce très populaire, en particulier dans le répertoire de nombreuses troupes de théâtre amateurs. Seitsemän veljestä (Les sept frères), sans conteste l'œuvre majeure de Kivi, retrouve aussi son public aujourd'hui à travers les adaptations théâtrales. La langue qui nous semble difficile lorsqu'elle est écrite, devient vivante lorsqu'elle est parlée et donnée à entendre.
    Il est évident que cette langue particulièrement vivante à laquelle les spectateurs pouvaient et peuvent s'identifier, cette langue qui est la leur, même si elle a vieilli dans certaines expression ou formes grammaticales, a joué un rôle important dans la popularité de ses pièces. Et pas que dans la popularité des pièces de Kivi, mais dans la popularité du théâtre tout court.

5.    L'exemple de Minna Canth (1844-1907)

    Minna Canth est une auteure incontournable de la fin du XIXe siècle. Elle est née 10 ans après Aleksis Kivi, et elle écrira encore 35 ans après le mort de celui-ci. Pendant sa longue carrière, la langue finnoise écrite, la langue des livres, a eu le temps de prendre une forme plus établit.
    Minna Canth a eu une carrière importante de femme de lettre. Elle se destinait à devenir enseignante dans les premières écoles où l'enseignement était donné en finnois, mais ses études ont été interrompus suite à son mariage. Elle a commencé à écrire en tant que journaliste et plume de son mari, et écrivait un finnois extrêmement soigné. Sa correspondance témoigne également d'une très grande maîtrise du finnois des livres, ainsi que d'un style et d'un orthographe sûrs. Elle a écrit des nouvelles, des romans, des pamphlets, des articles, des chroniques, mais on se souvient d'elle surtout pour ses nombreuses pièces de théâtre. Deux d'entre elles sont disponibles en français, Työmiehen vaimo (La femme d'un ouvrier), et Anna Liisa (Anna-Liisa). On y reconnaîtra un style et un univers proche d'Ibsen, son contemporain norvégien.
    Dans les pièces, comme d'ailleurs dans les dialogues de ses romans, on peut déjà apercevoir des niveaux de langue liés non pas à l'origine géographique des locuteurs, mais à leur statut social. Les personnages haut placés dans hiérarchie sociale, tel un pasteur, s'expriment avec un finnois plus proche de kirjakieli, la langue des livres. En revanche, les personnages de condition plus modeste s'expriment avec davantage de régionalismes ou en dialecte, comme la vieille Husso dans Anna-Liisa. Cette distinction de classes sociales perceptible dans l'écriture de Minna Canth correspond, en fin du 19ème siècle, également à une réalité linguistique. Le pari des fénnomanes est réussi : désormais, il existe une classe lettrée finnophone.
    On peut observer dans les dernière décennies du XIXe siècle une évolution rapide du finnois des livres : on invente des mots, et on précise ou on élargit les champs lexicaux pour répondre aux besoins d'unité nationale, tant idéologique et qu'administrative. C'est l'époque de la politique de russification, et la langue est un outil de résistance active. 
    En parallèle à ce développement qui suit avant tout une logique politique, on voit  l'expression artistique évoluer. Le théâtre en particulier est un art nouveau qui attire dès le début beaucoup de public, et beaucoup de plumes talentueuses. Le théâtre reste le lieu où la langue orale est retranscrite, le lieu où les sonorités régionales et les variations structurelles ne peuvent être ignorées, car le théâtre est de par sa nature même un art, non pas de mots, mais de paroles.
    Minna Canth a écrit un magnifique éloge au théâtre, publié dans le journal Päijänne en 1878. Pour elle, le théâtre est le plus puissant des formes d'art. Pour elle, le théâtre est le seul art capable de mouvoir et émouvoir en même temps le public tout entier. Elle parle expressément du pouvoir qu'a le théâtre de faire prendre conscience à un peuple de son identité, par des pièces socialement ou politique engagées, mais aussi par des pièces historiques qui lui apprennent son passé. Elle parle aussi de l'importance du théâtre pour le développement de la langue. Pour elle, le théâtre permet de reconnaître toute la valeur d'une langue, qui réside dans sa capacité d'exprimer des sentiments et des pensées dans toute leur finesse, le théâtre permet aussi de développer la langue vers encore plus de beauté. Aussi, elle appelle à la responsabilité des auteurs et des hommes et femmes de théâtre, afin que ceux-ci prennent conscience du pouvoir qu'ils détiennent. Elle appelle aussi à l'État et aux pouvoirs publics en général afin que ceux-ci soutiennent financièrement  les auteurs de théâtre qui, pour elle, ont une mission irremplaçable au sein de la société, dans sa construction et dans la reconnaissance de son identité.  
    En effet, le théâtre est devenu très rapidement un art très populaire en Finlande. À partir de 1869, en quelques décennies, le théâtre a conquis toutes les couches de la population finnophone, les élites mais surtout les milieux populaires. Ce n'était pas une question d'accessibilité, car le peuple savait lire. Mais la langue du théâtre était la langue parlée. Les pièces de théâtre étaient écrit dans la langue parlée tout simplement parce que les protagonistes, en chair et en os, devaient y parler. Une tautologie. Bien évidement, le sentiment d'identification était très forte.
    Cette identification immédiat fait que les niveaux de langue perçus par le public s'appliquent différemment dans les romans et dans le théâtre. Dans le roman s'opère une distanciation. Le personnage d'un roman qui s'exprime en langue parlée est « populaire » ou même « vulgaire », tandis qu'un personnage d'une pièce de théâtre qui s'exprime dans une langue parlée est « sympathique » et « attachant ». L'auteur du roman écrit en langue parlée serait « engagé » ou « populiste », l'auteur de la pièce de théâtre tout simplement « réaliste ». Dans le théâtre, les gens pouvait entendre leur langue à eux, leur langue maternelle à laquelle on avait donné une dimension artistique qui s'élevait au-dessus du quotidien. On aime, forcément.

6. Et aujourd'hui ?

    Depuis, le succès du théâtre n'a jamais été démenti. Les auteurs de pièces de théâtre sont très nombreux, et les romanciers s'exercent également volontiers dans cet art, comme Sofi Oksanen ou Kari Hotakainen pour ne nommer que les plus connu en France. Deux tiers des pièces jouées dans les théâtre sont écrites par des auteurs finlandais, et chaque année environs 40% de ces pièces finlandaises sont des nouvelles créations.
    Le théâtre est un art immensément populaire auprès du public. En 2013 il y avait 3 millions de spectateurs dans les théâtres, ce qui représente plus de la moitié de la population. Inutile d'éduquer les jeunes finlandais pour leur apprendre le plaisir d'aller au théâtre : les finlandais ont le sentiment profond que le théâtre leur appartient.
    Il semble évident qu'une partie de cette popularité est dû au fait que le théâtre a été depuis sa création l'endroit même où la langue s'exprime telle que nous la vivons au quotidien. Nombreuses expressions qualifient aujourd'hui les différents niveaux de langues selon si elles contiennent des régionalismes ou pas : kirjakieli (la langue écrite ou la langue des livres), yleiskieli (la langue générale), hyvä puhekieli (la langue bien parlée), puhekieli (la langue parlée), murre (dialecte). Le champs d'expression du théâtre se situe souvent entre les dialectes et les langues parlées, mise à part les traductions à partir de langues étrangères, souvent tristement reconnaissables par un niveau plus général de la langue. Le théâtre nous parle comme nous nous parlons, elle nous parle dans notre langue maternelle. C'est précisément ce qui donne sa couleur à l'expérience artistique et collectif qu'est une pièce de théâtre.

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