Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Svetlana GORČAKOVA
Directrice artistique, Théâtre national komi, Syktyvkar

LE THÉÂTRE NATIONAL DE LA RÉPUBLIQUE DE KOMI SOUS SA FORME ACTUELLE

___________________________________________________

 
   Parmi les républiques finno-ougriennes de Russie, jusqu’aux années 1990, Komi était la seule à ne pas avoir de théâtre national. Le Théâtre dramatique Viktor Savine, auquel incombait le développement des arts dramatiques nationaux, ne remplissait pas sa mission, pour plusieurs raisons. Notre théâtre a été créé en 1992 par décret du Conseil des ministres de la RSSA de Komi en tant que « Théâtre de folklore », avec pour objectif la préservation de la culture et de la langue nationale. En août 2005, un décret du gouvernement de la République de Komi l’a rebaptisé « Théâtre national musical et dramatique de la République de Komi ». Seul théâtre professionnel de Komi à donner toutes ses représentations en langue komie, sa création a permis l’essor du théâtre professionnel national.
Aujourd’hui, le Théâtre national komi est l’une des rares institutions culturelles représentant professionnellement le folklore komi, par la musique et la parole, en faisant appel au son authentique des instruments traditionnels et à des des élements de la poésie épique. Pour la création de spectacles puisant dans le patrimoine populaire, le théâtre travaille en collaboration avec les chercheurs du Centre komi de l’Académie des sciences de Russie. Le théâtre ne se limite plus au folklore mais monte aussi des spectacles d’après des œuvres d’auteurs komis. Il s’agit de productions dans le genre du théâtre populaire, de spectacles épiques, de comédies musicales, de récits mythologiques, de drames et comédies modernes, de contes pour enfants, de programmes musicaux éducatifs pour les écoles. Outre les classiques du théâtre komi, des pièces d’auteurs étrangers (finno-ougriens, entre autres) sont traduites en komi. À ce jour, le théâtre a produit plus de 70 spectacles.
   Très demandé dans les régions les plus reculées de la République, la troupe du Théâtre national komi a aussi participé à des festivals internationaux de théâtre ou de folklore, en Komi, ailleurs en Russie (Moscou, Républiques de Mari-El et de Carélie) et à l’étranger (Finlande, Pologne, Bulgarie, Estonie, Hongrie, Norvège et Biélorussie).

___________________________________________________


Il y a vingt ans, au début de la perestroïka, qui s’accompagnait d’un processus de démocratisation, les questions nationales étaient des plus actuelles dans la conscience publique. En conséquence des discussions relatives à la sauvegarde de la langue, des traditions et de la culture nationales, on assista à la naissance d’organisations culturelles dans une série de villes et de régions de la république, ainsi qu’à Moscou et Saint-Pétersbourg. 

Jusque dans les années 1990, parmi les autres républiques finno-ougriennes, seule la République komie ne possédait pas son propre théâtre national. Le Théâtre Viktor Savine, qui était chargé du développement de l’art dramatique national, ne remplissait pas sa mission, et ce pour plusieurs raisons. Il ne créait qu’une nouvelle pièce tous les un an ou deux, et ne donnait de représentations en komi que 7 à 10 fois par an au maximum.

En 1992 fut prise la décision de fonder le « Théâtre du folklore de la République komie », qui devint par la suite « Théâtre national musical et dramatique de la République komie ». Les principales missions de ce théâtre étaient la sauvegarde et le développement du folklore poétique oral et musical du peuple komi, le développement de la culture musicale et théâtrale, et la sauvegarde de la langue. Sa fondation fut une avancée décisive dans le développement de l’art dramatique national. La jeunesse de la troupe, qui se produit dans une synthèse de chant, de comédie, de musique et de danse, a ravi les spectateurs des régions et pays finno-ougriens. L’exemple de la République de Komi fut suivi dans d’autres régions finno-ougriennes, et des troupes similaires furent créées, tel le théâtre ob-ougrien « Šondi », dans le district de Khanty-Mansi, des ensembles folkloriques et ethnographiques en Oudmourtie et en Mordovie, un théâtre à Salekhard, etc. 

Le Théâtre remplit sa mission. Tous les ans, il donne de 150 à 195 représentations en langue komie. En 21 ans, plus de 70 spectacles ont été montés. Le Théâtre tourne dans les villes et régions de la République, dans d’autres régions de Russie, à l’étranger, et il remporte un grand succès partout où il passe en présentant son art et la richesse musicale de son peuple.

Pour créer des œuvres de grande envergure, le Théâtre puise dans le folklore komi recueilli par les savants du Centre komi de l’Académie des Sciences de Russie. Le Théâtre met en scène des œuvres de poètes et d’écrivains komis, il utilise les meilleurs classiques komis dans tous les genres modernes, sans se limiter au folklore : récits mythologiques, théâtre populaire, poèmes épiques musicaux, comédies musicales sur des sujets de la vie quotidienne – de la ville et du village –, des drames et mélodrames contemporains, et des contes pour enfants. Ces derniers s’adressent à des enfants d’âge pré-scolaire et scolaire. Pour les maternelles et le primaire, il s’agit surtout d’initiation à la musique. Les artistes présentent leurs instruments, jouent et chantent. À côté des classiques komis, le théâtre représente des pièces d’auteurs étrangers et finno-ougriens traduits en komi. Il y a des propositions de pièces, certes, mais étant donné que les auteurs sont peu nombreux, les pièces reçues sont de qualité médiocre, loin du standard du théâtre mondial. Mais les sonorités de la langue maternelle, pour le peuple, rachètent largement les défauts de la dramaturgie que remarquent les professionnels.

Nous faisons souvent appel à de la prose komie célèbre. Nous mettons en scène des nouvelles, des romans et des récits – ce qui compense le manque de matériaux dramaturgiques. De plus, cela permet de familiariser le public avec les chefs-d’œuvre de la prose komie, car malheureusement, les tirages de livres komis sont aujourd’hui très limités et les éditions ne parviennent pas jusqu’aux lecteurs. En tout, depuis qu’il a été créé, le théâtre a mis en scène plus de 70 spectacles. 

Dans les années 1950, le folkloriste, musicologue et compositeur Prometeï Tchistalov a étudié et décrit les instruments traditionnels komis. En se basant sur ses travaux, dans les années 1990, Alexandre Zaboïev les a recréés. La fondation d’un atelier de fabrication d’instruments traditionnels komis fut tentée ; Zaboïev aurait pu y enseigner son art à quelques jeunes gens. Mais l’idée n’a pas abouti. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus d’artisan capable de fabriquer ces instruments. Le seul qui fabrique des instruments à vent en écorce de bouleau et des idiophones en bois est un artiste du Théâtre, Aleksandr Vetochkine. Le Théâtre national possède une collection d’instruments fabriqués par Zaboïev en 1992, et Vetochkine en assure la maintenance depuis toutes ces années. Zaboïev, lui, a abandonné cette occupation depuis longtemps. Nous avons aussi un luthier, Andreï Vlassov, qui fabrique notamment le śigudök, qui travaille dans notre théâtre.

L’art des instruments traditionnels et celui du chant éveillent toujours un grand intérêt parmi les gens qui visitent notre République, les connaisseurs du folklore et le public des festivals. Il faut dire que le Théâtre national komi est aujourd’hui le seul îlot où le folklore poétique komi est représenté de manière professionnelle, où l’on peut voir et entendre des instruments traditionnels komis authentiques, où l’on peut découvrir l’épopée populaire. Et celle-ci n’est pas moins intéressante et précieuse que l’épopée carélo-finnoise Kalevala. Mais si les Finnois et les Caréliens font la promotion du Kalevala dans le monde entier – en en publiant diverses éditions, et par les beaux-arts et les mises en scène –, en ce qui concerne l’épopée du peuple komi, à l’exception de quelques informateurs natifs et des folkloristes, même les habitants de la République l’ignorent, sans parler du reste du monde. 

En même temps, dans les autres régions finno-ougriennes, grâce au conservatoires de Carélie, ou grâce aux centres nationaux spécialement créés en Mordovie, en Mari-El et en Ougrie, des programmes ont été élaborés afin d’encourager la reproduction d’instruments traditionnels (le kantele des Caréliens, le kjusle des Maris…), et l’on y a reproduit les instruments des peuples finno-ougriens. Cette politique à long terme a porté ses fruits. À Petrozavodsk, un orchestre de 60 kantele interprète non seulement des œuvres des auteurs nationaux, mais aussi de la musique classique. Au Lycée mari des Arts, une formation d’élèves jouant du kjusle interprète des programmes de concert entiers. Mieux, on a vu des concerts où les instruments joués ne sont pas seulement ses propres instruments nationaux : l’ensemble national de Carélie Kantele utilise dans son programme Karsikko tous les instruments finno-ougriens, y compris le śigudök komi.

Chez nous, hélas, a grandi une génération qui ne connaît pas ses racines, la langue, la littérature, l’histoire et les chants. En ce qui nous concerne, nous les gens de théâtre, nous n’avons découvert que dans les années 1990 que notre épopée komie avait été conservée. Et qu’elle se chante. Ces genres épiques s’appellent nurankyy. En komi, nor kyv, parole triste, lamentation. C’est un chanteur particulier qui devait les interpréter : körennöj mojdyś, barde détenteur de la tradition. Ils étaient interprétés devant le peuple assemblé et, pendant le chant, le barde avait le droit de s’interrompre et de faire des commentaires. Ces contes témoignent de temps très anciens, de temps où les sacrifices humains existaient encore. Ce sont des sujets passionnants. Le peuple a de quoi être fier de ce patrimoine, mais il ne le connaît pas. Et le Théâtre s’est donné pour mission de le faire connaître à nos contemporains. On a mis en scène trois grands spectacles pour adultes sur des sujets épiques : Le maître de la rivière Kercha, Jasövöj (Le chef) et Parma lov (L’âme de la taïga), ainsi que six ou sept spectacles pour enfants. 

Le Théâtre s’est aussi donné pour tâche, dans la mesure où c’est possible au théâtre, de développer la variété komie, un genre d’art contemporain que les jeunes recherchent, et qui aide la jeune génération à sentir son appartenance au peuple. Le peuple aime et chante les chansons des compositeurs amateurs ; mais l’idée de créer des ensembles de variété n’a pas été suivie par les structures du pouvoir, ni financièrement ni professionnellement. De fait, la variété nationale est un genre absent de la république. Durant ces années, le Théâtre a créé quelques programmes de chanson : L’amour au cœur de la taïga, La magnificence, La flamme éternelle et Un cœur amoureux. Et un montage de miniatures d’écrivains, poètes et journalistes komis intitulé Komi šmoń (Komi comique). Ces spectacles sont si populaires qu’on en a publié des CD et des DVD, réédités à plusieurs reprises.

Le Théâtre fournit une aide pratique aux divers théâtres populaires pour le choix des œuvres, les costumes et les décors.

Le Théâtre national komi est connu et attendu avec impatience dans les régions les plus reculées de la République, où la troupe présente en tournée des spectacles qui plaisent au public.

La troupe a participé à de nombreux festivals de folklore ou de théâtre, en Finlande, en Pologne, en Bulgarie, Pologne, Norvège, Estonie, Hongrie et Biélorussie. Le Théâtre a été plusieurs fois récompensé dans des festivals internationaux : « Bomba » en Finlande, « Metsenat » et « L’île russe » à Moscou, Shumbrat à Saransk et Majatul à Iochkar-Ola, vainqueur d’un festival de comédie en Bulgarie, « L’étoile polaire » à Petrozavodsk, et a remporté de nombreux prix dans les festivals de théâtre de la République.

Les spectacles Ezys’ shabdi (Le lin d’argent), No-o bia bordajas ! (Hue, en avant !), Jasövöj (Le chef) et Parmayn voshöm BTR (Un blindé perdu dans la taïga) ont obtenu le grand prix de la République (1999, 2005, 2009, 2011). En 2012, Un blindé perdu dans la taïga a remporté le prix fédéral Borodino dans la catégorie « théâtre » pour son apport aux traditions patriotiques et historiques.

Le but que poursuit notre théâtre, c’est, dans un avenir proche, la définition de nouvelles voies et de moyens de conservation de l’art scénique national komi dans un contexte de crise économique et, dans une perspective plus lointaine, le développement dynamique du théâtre national dans ses formes traditionnelles actuelles, mais aussi dans l’utilisation des innovations et de l’expérience mondiale dans le domaine du théâtre.

Conformément à ce but, le Théâtre voudrait soulever les questions du développement de l’art musical et théâtral national, mais tout n’est pas si simple. Parce que, pour élargir l’offre théâtrale, il est indispensable de créer les conditions favorables à la création d’une base instrumentale, au soutien de l’écriture et de l’édition de théâtre komi, à l’encouragement de création de costumes nationaux comme tendance de mode pour la vie quotidienne d’aujourd’hui, les conditions pour créer de nouvelles formes stylisées du costume national, à l’aide à la création de variété komie en tant que genre les plus demandés par les jeunes dans l’art contemporain, etc.

Ces objectifs doivent aider à conserver et développer la culture ethnique du peuple komi. Ils contribuent à la résolution des problèmes de conservation de la culture nationale, du coloris national. Mais dans le contexte d’une crise économique mondiale, les financements de la culture et de l’art n’augmentent pas, au contraire, ils diminuent. De même que diminuent les revenus réels de la population. Et que l’augmentation du chômage empêche les théâtres d’augmenter leurs tarifs. En outre, malheureusement, le projet – pour le moment partiel mais déjà en cours de réalisation par le pouvoir – de passage au financement par projet va compliquer considérablement l’existence de la troupe, dans la mesure où cela ne fera qu’aggraver les problèmes actuels. Les nombreux projets du théâtre qui ont un contenu concret, ceux qui sont présentés dans cet exposé, et ceux qui peuvent naître au fil de l’existence du théâtre, il est impossible de les réaliser dans la mesure où nous n’avons pas notre propre bâtiment et à cause du manque de financement par l’État.

La culture et l’art existent pour le développement de la Nation. Mais l’art n’est pas une nature marchande. La culture et l’art sont économiquement déficitaire de nature, non seulement en Russie mais dans le monde entier. Par contre, pour la population, la culture et l’art sont des biens qui élèvent le niveau culturel d’une Nation. On constate partout dans le monde que la présence d’un théâtre dans une ville est un facteur pris en compte par les compagnies d’investissement qui cherchent à ouvrir un business project : en effet, les experts estiment alors que la main-d’œuvre y est potentiellement plus cultivée.

La culture nationale, c’est le bien du peuple. De plus, l’art est un moyen essentiel de conserver la langue. Pour n’importe quelle république qui a l’ambition d’être à la pointe, l’existence et le développement de l’art, il est nécessaire de l’inclure dans le contexte général du développement socio-économique.

L’important, c’est que la République ait le désir de créer les conditions permettant aux gens de l’art de réaliser leurs projets de création.

___________________________________________________

Traduit du russe par Eva Toulouze.