Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Juliette ROUSSILLE & Lilia RUOCCO
Chet Nuneta

CHANTER L'IMAGINAIRE ET LA LANGUE DE L'AUTRE
L'exemple de "Komi"

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Des membres du groupe Chet Nuneta vont nous parler de la création de leur morceau « Komi », né à la croisée du poème de Viktor Savin et de leur imaginaire musical. Juliette Roussille a étudié le russe et s’est rendue plusieurs fois en Sibérie et à Saint-Pétersbourg, fascinée depuis toujours par la langue russe et les cultures des peuples du froid. Plusieurs années après ces voyages, elle en a fait un nouveau… dans la bibliothèque du Centre Pompidou à Paris. Elle y a découvert un texte. Celui d’un peuple qui parle de la relation qu’il entretient avec sa terre, son climat et sa lumière. Cette poésie a été pour Chet Nuneta, groupe de chants du monde, un point de départ pour la recherche et la création. « Ces mots nous touchaient parce qu’ils nous semblaient écrits par un peuple tout entier. Exprimé dans une langue minorée défendue par son peuple, ce texte nous a donné envie de nous rapprocher de celui-ci, de nous immerger dans cet univers du froid et de sa poésie, ses paysages, sa toundra, sa lumière, qu’on ne pouvait qu’imaginer. Ce poème est devenu pour nous un terrain mystérieux où l’excitation de l’inconnu réveillait l’envie et l’enthousiasme. » Et l’imagination musicale s’est mise en route.

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Le récit de la création de « KOMI »

            Dans le cadre de l'élaboration de notre deuxième album, Juliette Roussille a démarré sa recherche par un voyage... à la bibliothèque du Centre Pompidou à Paris, département des langues étrangères ! Les contraintes qu'elle s 'était fixé : trouver des textes porteurs d'un imaginaire culturel fort, dont le support contenait traduction et phonétique.

            Connaissant la langue russe et le cyrillique, Juliette s'est tournée vers des ouvrages liés aux pays d'Europe de l'Est et de l'ex-URSS. Un ouvrage intitulé Parlons komi a retenu son attention. Plusieurs poésies komies y étaient retranscrites et traduites. Ayant voyagé plusieurs fois en Sibérie et étant passionnée par les peuples du froid et les traditions vocales de ces régions (chants de souffle, chant de gorge), le texte de Victor Savin a fait résonner sa sensibilité.

Voici le texte de Savin et sa traduction par Sébastien Cagnoli.

 

L’aire des aigles


Loin, très loin, au septentrion
Haute se dresse la taïga.
Dans la taïga la forêt bruit,
La nuit est froide et le vent siffle. 
 
Dans la taïga, un peuple obscur —
Les Komis — a sa résidence ;
De siècle en siècle ils ont cherché 
Une issue vers le monde clair. 
 
L’existence dans la taïga 
Mettait les cœurs en affliction : 
Du peuple komi affligé 
Les chansons n’avaient point de joie. 
 
Dans la taïga, l’aire des aigles, 
Les petits des aigles grandissent. 
Et de la taïga ils entendent 
La chanson de chagrin du peuple. 
 
Volez, ô aigles intrépides, 
Prenez élan, robustes ailes, 
Réveillez la haute taïga, 
et apportez joyeuse joie ! 
 
Le peuple komi, ô oiseaux, 
Menez-le par une voie droite, 
Dissipez la vie affligée, 
Éclairez le pays komi !


          Варыш поз


Ылын–ылын, войвылын
Джуджыд парма сулалö.
Парма пасьта шувгö вöр,
Кöдзыд вой тöв шутьлялö.

Парма пöвстын пемыд йöз –
Коми войтыр олöны;
Югыдiнö петан туй
Нэм чöж найö корсьöны.

Парма пöвстын олöмысь
Жугыльтчöма сьолöмъяс:
Жугыль коми войтырлöн
Эз вöв гажа сьылöмъяс.

Парма шöрын варыш поз,
Варыш котыр быдмöны,
Йöзлысь шуштöм сьылöмсö
Парма пöвстысь кылöны.

Лэбзьöй, повтöм варышъяс,
Вына бордъяс шеныштлöй,
Джуджыд парма садьмöдöй,
Гажа гажсö пекöдлöй!

Коми йöзöс, лэбачьяс,
Веськыд туйöд нуöдöй,
Жугыль олöм пальöдöй
Коми мусö югдöдöй!..


 

Dès la première lecture Juliette est tombée amoureuse de ce texte. Il commence comme un conte et décrit l'espoir libérateur du peuple komi. C'était en lien avec ce que nous avions envie de chanter et de défendre.

            Une fois dans son laboratoire musical, les mélodies qui lui venaient à l'esprit étaient empreintes de chants traditionnels finnois, de chants à répondre, sur des rythmiques très syncopées, chaque syllabe jouée sur une note, dans une avancée constante du récit mélodique. Ayant longuement écoutée et étant fascinée par les chants tchouktches (écouté dans un recueil ethno-musicologique), Juliette a aussi eu l'envie de jouer avec des sons qui rappelaient les jeux de souffles et les cris d'oiseaux. Le texte donne aux faucons un pouvoir quasi-magique et l'évocation sonore  de ces faucons (au travers d'onomatopées chantées) était primordial pour en rendre compte.

            Dans la mélodie et dans l'accompagnement rythmique, l'intention musicale fut ensuite d'évoquer la répétition et le cercle, comme dans une transe chamanique. Plus tard, lors de la restitution scénique, le jeu chorégraphique a été construit dans la même intention.

Au sein du groupe, nous avons partagé des récits de Jean Malaurie afin de développer un vocabulaire commun d'images sur les peuples du froid et ainsi, nourrir notre interprétation.

            Parallèlement au travail de composition musicale, nous nous sommes mis en quête d'une personne en France pouvant nous préciser la prononciation exacte du texte de Savin, afin de ne pas faire de maladresse d'écriture mélodique toujours en lien avec l'accentuation naturelle de la langue chantée. C'est ainsi que nous avons fait la rencontre de Sébastien Cagnoli.

 

La démarche de Chet Nuneta vis à vis des langues minorées

            L’intérêt que Chet Nuneta porte aux langues minorées naît de plusieurs aspects d'ordre humains et artistiques. Une langue minorée porte en elle la lutte d'un peuple qui cherche à la défendre ainsi que toute la culture qui l'accompagne. Dans le texte de Savin cette lutte est claire. Cela nous touche et nous porte.

            Nous retrouvons souvent dans les langues minorées, les dialectes, les langues parlées par le peuple, cette force de la lutte. Les langues non « officielles »  résistent à l'aplatissement linguistique et culturel. Des poèmes, contes, romans exprimés dans ces langues, racontent des histoires parfois peu connues, des secrets ancrés dans une culture proche du peuple. Dans le cas du texte de Victor Savin, ce n'est pas un secret qui vient se dévoiler, mais le cri sourd d'un peuple à la recherche de la lumière.

            Une langue minorée porte en elle des sons particuliers, inhabituels. Pour Chet Nuneta, toujours à la recherche de richesses vocales, cela permet l'exploration de sons nouveaux. Ces territoires anciens (et nouveaux pour nous), sont un tremplin pour notre imaginaire au travers duquel nous tentons de nous rapprocher de ces cultures lointaines. On cherche le komi qui se cache quelque part en nous ! Ce n'est pas un parcours ethnologique, ou ethno-musical, c'est un point de départ pour la création. C'est l'inspiration qui fait voyager notre monde intime vers un ailleurs. Les guides de ce voyage ne sont pas théoriques, ils sont intuition et inspiration musicale.

 

            Nous fûmes très étonnés d'apprendre par Sébastien Cagnoli que le texte choisi était celui de l'hymne komi. Quel plaisir ce serait d'entendre un jour des komis, revisiter musicalement la Marseillaise, en y mêlant leur accent et leur imaginaire !

            Une fois notre cd sorti, le morceau a été diffusé en pays Komi. Ce fut pour nous un grand honneur et un réel plaisir de découvrir que notre morceau a touché et intéressé des komis. Notre pari n'était donc pas si abstrait. Partir d'une langue, se laisser inspirer par celle-ci et par l'histoire qu'elle nous racontes  nous a permis de rentrer en contact, de dialoguer à distance avec des gens lointains.

            Nous sommes convaincus qu'une langue, pour survivre et vivre, ne doit pas seulement rester dans ses formes d’expression les plus traditionnelles, reliée à un passé précieux mais figé. Elle vit si elle s'ancre dans le présent et dans le dialogue.


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