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L’auteur
étudie l’état actuel de la conscience nationale chez les
Oudmourts à partir de
sources diverses, dont des enquêtes sur le terrain. Une
première contradiction
oppose la ville, russe, à la campagne, qui a gardé son
caractère originel.
C’est là qu’est sise l’identité oudmourte, ce qui met les
citadins en
porte-à-faux. Or parmi ceux-ci on trouve les intellectuels, qui
doivent
s’adapter à un monde étranger. D’où
un
fossé interne à la population oudmourte, une
méfiance virtuelle entre ces deux
groupes, aggravée par la peur que
l’histoire a enracinée au cœur des gens.
Ces dernières
années ont connu un formidable réveil, avec la naissance
d’organisations
oudmourtes. La langue, l’identité oudmourte retrouvent une
dignité nouvelle.
Or l’Oudmourtie est un enjeu de taille
pour Moscou : l’action des organisations oudmourtes dispose
donc d’un
espace limité. Mais l’éveil se manifeste ailleurs
aussi : des
revues ont été créées, des voix se font
entendre en littérature et notamment en
poésie. Dans la recherche on perçoit des
changements : les recherches
d’histoire ancienne, d’ethnologie et de folklore, ont pris un nouvel
essor, on
publie des études de spécialistes étrangers.
Avec
l’ouverture de cette république naguère interdite aux
étrangers, les pays les
plus présents sont la Hongrie, qui a manifesté au plus
haut niveau son intérêt
pour les Finno-Ougriens de Russie, la Finlande, à qui revient
l’initiative
d’échanges de chercheurs et l’Estonie, considérée
comme ennemie dans la Russie
d’aujourd’hui…
Dans un monde
en plein bouleversement, la question des perspectives se pose en termes
aigus : les indiscutables évolutions dans le sens d’un
maintien et d’un
développement de l’identité oudmourte suffisent-elles
à assurer sa
survie ?
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Dans
les dernières années j’ai eu diverses occasions
d’étudier
la situation actuelle, les conditions de vie du peuple oudmourt et
l’état de
préservation de sa culture traditionnelle. La faible
connaissance que nous
avons de ces questions hors des frontières de l’Oudmourtie
m’encourage à
présenter ici un bilan de mes observations. Je voudrais
l’introduire en passant
en revue mes canaux d’information ; dans la mesure où mes
analyses portent
sur une réalité vivante et par là-même
extrêmement complexe, il me semble
indispensable de présenter les outils qui m’ont permis de me
faire une opinion,
d’échafauder des interprétations, de proposer des
hypothèses. Il s’agit en
bref de présenter mes sources, lesquelles, on le
comprendra, ne sauraient être
exclusivement livresques.
Un
contact quasi quotidien avec les étudiants oudmourts de
Tartu, l’ensemble des matériaux écrits disponibles et
deux voyages de près de
trois semaines chacun en janvier et novembre 1994 : voilà
l’origine de mes
informations sur la situation actuelle des Oudmourts. Ces
« sources »
sont fort hétérogènes et leur valeur est
inégale ; à des titres divers,
elles n’en sont pas moins éclairantes.
a)
Depuis deux ans, une vingtaine de jeunes Oudmourts fait
ses études en Estonie, à l’Université de Tartu
(TÜ) et à l’Université d’Études
Agronomiques (EPÜ) de la même ville. Cela a
été possible grâce à l’initiative
d’une ONG estonienne, « Fenno-Ugria », qui, avec
la collaboration du
Ministère oudmourt de l’Éducation, sélectionne sur
place des jeunes Oudmourts
souhaitant faire leurs études universitaires en Estonie. Il
s’agit de permettre
à des jeunes porteurs de leur culture spécifique
d’acquérir une formation
universitaire plus ouverte que celle qu’ils auraient en Oudmourtie et
d’échapper ainsi à la russification culturelle. Ce
programme, financé en
partie par l’Association M.A. Castrén de Helsinki, ne recueille
pour l’instant,
à mon avis, que des succès partiels : beaucoup de
jeunes, notamment issus
de couches privilégiées, se découvrent oudmourts
pour l’occasion, le contrôle
n’étant guère aisé à réaliser. Par
ailleurs, s’intégrer en Estonie n’est pas
chose facile : apprendre l’estonien s’avère plus
compliqué qu’on ne
pourrait le croire, même pour des Oudmourts ;
l’environnement se montre
dans le meilleur des cas indifférent, dans le pire
hostile : parlant
russe, pétris de mode de vie russe, les jeunes Oudmourts
(et autres
Finno-Ougriens dans la même situation) ne
bénéficient pas d’un traitement de
faveur de la part de leurs condisciples estoniens. Ceux-ci,
déjà plus renfermés
et réservés de nature, parlent souvent mal le russe,
voire ne le parlent guère,
et ne manifestent nul intérêt pour leurs
« parents » de l’Est…
Or
toutes ces difficultés d’adaptation et d’insertion dans
une nouvelle société révèlent a
contrario
au moins une partie de leur univers mental. Mes contacts, proches
et
réguliers, avec cette communauté depuis deux ans m’ont
permis de pénétrer le
fait oudmourt sans doute mieux que si j’avais abordé le voyage
munie uniquement
d’une culture livresque.
b)
La culture livresque justement : qui s’intéresse à
la culture oudmourte trouvera dans les œuvres de Péter
Domokos des
informations précieuses, qui lui permettront de s’orienter de
manière
relativement critique dans l’histoire tragique de ce petit peuple. Ces
œuvres,
écrites en hongrois, sont aujourd’hui accessibles aussi en russe
(aussi bien A Kisebb uráli népek
irodalmának kialakulása
[La formation de la littérature des
petits peuples ouraliens] que Az
udmurt irodalom [La littérature
oudmourte[1]])
voire en
allemand (pour le premier). En Oudmourtie même, on n’a bien
sûr pas cessé de
publier des recherches sur la culture oudmourte et sur l’histoire de la
région.
Ce sont des matériaux incontournables et souvent
précieux, mais qui demandent
une lecture extrêmement critique en raison des pesanteurs
idéologiques
imposées par le régime soviétique. Aujourd’hui, la
situation a changé : on
écrit sur des thèmes naguère tabous, on formule
des idées inconcevables il y a
encore dix ans. Il n’en reste pas moins que d’autres contraintes
interviennent :
il y a de nouveaux thèmes à la mode, sans compter qu’en
matière d’identité
nationale — donc de sciences humaines — tout, par nature, est
politique. En
tout cas parmi les publications les plus récentes, il y en a
deux qu’il me
paraît important de citer ici, en raison de leur sujet ou de leur
valeur
intrinsèque. Il s’agit de deux ouvrages dont la parution remonte
au début du
mois de novembre 1994.
Le
premier[2]
est
l’oeuvre de Nikolaj Spiridonovič Kuznecov, jeune retraité du
KGB. Pas de
secrets : il décline lui-même son identité,
dissipant du coup tout
mystère, voire toute diabolisation autour de sa personne.
Il a d’ailleurs été
vice-président de l’organisation politique de la
communauté oudmourte, Keneš,
dont il sera question plus loin. Kuznecov bénéficie donc
d’une position
privilégiée : il a accès à des
archives précieuses et, jusqu’à ces
dernières années, totalement secrètes. Fin 1993,
il avait publié un petit livre
en oudmourt[3]
sur les
répressions de l’intelligentzia dans les années 30.
Maintenant, il présente en
russe un ouvrage bien plus consistant, qui aborde la question dans une perspective plus large. Cet
ouvrage reproduit un nombre important de documents d’archives et de
souvenirs.
Au-delà même de son contenu, qui mérite une analyse
plus conséquente, il faut
saluer son existence : il lève un certain nombre de doutes
sur des
informations historiques, il fait sortir du silence un certain nombre
de thèmes
tabous.
Avec
une portée différente mais tout aussi significatif, il
faut mentionner ici l’ouvrage de Vladimir Emeljanovič Vladykin,
professeur
d’ethnographie à l’université d’Iževsk : il
s’intitule La vision
religieuse et mythologique du monde chez les Oudmourts [Vladykin
1994].
Dans cet ouvrage l’auteur s’emploie à donner une image
synthétique de la
mythologie oudmourte en s’appuyant sur une très large
bibliographie et sur ses
propres recherches de terrain. Le sujet est d’actualité :
la Russie est en
effet, comme l’auteur le souligne dans son introduction, à un
moment de son
histoire où le rapport au fait religieux est en train de changer
radicalement.
Il est sans doute difficile de se tenir à la pure
objectivité scientifique,
même si c’est là le pari fait par l’auteur : saluons,
en dépit de quelques
faiblesses, la mise à notre disposition d’une somme
d’informations auparavant
éparses ainsi que de précieux outils de réflexion.
c)
Les voyages. Le contact direct, l’exploration du terrain
sont enfin possibles : n’oublions pas que ce n’est que depuis
quelques
années que cette république rigoureusement fermée
a commencé à accueillir des
étrangers. Les premiers groupes hongrois ont visité
l’Oudmourtie en 1982 ;
mais le libre déplacement des individus remonte à la fin
de la perestroïka. Mes
voyages ont été à mi-chemin entre le voyage
d’études classique et l’expédition
ethnographique. J’ai d’une part visité les
établissements officiels de la
capitale (Université d’Iževsk, Institut de recherche,
sièges de journaux et de
revues, Théâtre oudmourt, mais aussi Conseil des
ministres…), où j’ai eu des
rencontres avec les principaux responsables ; d’autre part j’ai pu
passer
beaucoup de temps dans des villages de différentes
régions, où j’ai été reçue
dans des maisons, où j’ai résidé chez des paysans
et où j’ai, de manière
générale, rencontré les porteurs les plus
dynamiques de la culture oudmourte.
J’ai
bénéficié de ce point de vue de conditions
exceptionnelles, étant en général
accompagnée par une personne bénéficiant de
la confiance absolue des familles visitées. Cela a permis
d’échapper aux
contraintes de la « délégation
officielle », contraintes qui peuvent
avoir des incidences sur le discours adressé à
l’étranger en visite.
Mon
premier séjour en Oudmourtie en janvier 1994 a duré deux
semaines et demie ; j’étais accompagnée d’un jeune
Estonien. Outre de
nombreuses rencontres à Iževsk dans le monde de la politique et
de la culture,
j’ai pu alors visiter un certain nombre de
« raïony » : au Sud
du pays, celui d’Alnaši (région natale des écrivains
Ašalči Oki, Gennadi
Krasiĺnikov, Pëtr Černov et de bien d’autres), à l’Ouest,
celui de Vavož, région
natale de Kuzebaj Gerd, au Nord-Est, d’abord la région de
Jakšur-Bodja puis,
plus au Nord, celle de Šarkan. Mon séjour a coïncidé
avec l’Assemblée annuelle
de l’Association pour la Culture oudmourte, à laquelle j’ai
assisté.
Mon
deuxième séjour a eu lieu fin octobre-début
novembre
1994, en compagnie de deux étudiants estoniens. Nous
étions invités au Congrès
de l’Union des Écrivains ainsi qu’au Congrès des
Oudmourts organisé par Keneš
(je reviendrai sur ces initiatives et
sur ces structures) à Iževsk, mais surtout nous avons beaucoup
circulé à la
campagne : autour d’Iževsk, dans le raïon de Zavjalovo, au
village du même
nom et à Pirogovo ; de nouveau à Jakšur Bodja,
puis tout au Nord du pays,
dans le raïon de Jukamenskoje, dans les villages bessermans de
Šamardan et de
Pyšket ; nous avons été reçus à
plusieurs reprises à Karamass-Pelga, un
village du raïon de Kijassovo, au Sud, ainsi qu’à Varzja-Či
dans le raïon
d’Alnaši. Enfin, nous sommes retournés à Vavož, non sans
passer par la ville de
Možga. Partout nous avons été accueillis dans des
familles d’amis, dans un
cadre non formel, même si dans certains cas nous avons
également rencontré les
autorités locales. Au cours de ce séjour, nous avons
été en permanence
accompagnés par deux jeunes Oudmourts faisant leurs
études en Estonie, qui ont
été d’excellents informateurs et intermédiaires
toutes les fois que cela s’est
avéré nécessaire. J’ajoute que l’un d’entre eux,
Vasili Hohrekov, était chargé
par le Musée Ethnographique Estonien de filmer l’ensemble des
éléments
intéressants rencontrés au cours du voyage. Nous
disposons donc, en plus des
notes personnelles de chacun et de près de 400 photographies,
d’environ 10
heures d’enregistrements vidéo.
Voilà donc les sources qui me permettent de présenter ici quelques éléments d’appréciation sur l’Oudmourtie d’aujourd’hui.
C’est
là sans doute la première contradiction qui saute aux
yeux du visiteur : celle qui oppose la ville à la campagne.
Cette opposition
touche des dimensions essentielles de l’identité nationale et
mérite donc
d’être abordée en tout premier lieu. Ce n’est d’ailleurs
pas un élément propre
à l’Oudmourtie : dans toutes les zones de l’ex-URSS
habitées par des Finno-Ougriens
qu’il m’a été donné de visiter[4],
le même
problème se retrouve, en des termes analogues. La culture
oudmourte est
étroitement, organiquement liée à la vie rurale
qui est le terreau dont elle se
nourrit. S’il est vrai que la télévision a
pénétré partout, la campagne reste
relativement
isolée : les routes ne sont pas toutes asphaltées et
la boue représente,
à l’automne et au printemps, un obstacle réel à la
circulation. Le village
reste ainsi dans une certaine mesure à l’écart du
« progrès » imposé
centralement, il est à l’abri du nivellement des coutumes et des
pratiques
quotidiennes.
Il est vrai que la principale revendication des Finno-Ougriens de la Volga, dans leurs tentatives actuelles d’affermir leur position et de ne pas disparaître en tant que groupe, porte sur la préservation de la langue et du patrimoine oral, ainsi que de l’artisanat : c’est l’équivalent du hongrois « a nyelvben él a nemzet » qui était inscrit sur le haut du tableau de la classe d’oudmourt à l’école de Pirogovo. Mais nous aurions tort de négliger l’importance du « mode de vie » : la survie implique une réhabilitation de la vie rurale. De ce point de vue, la situation n’est pas si différente de celle des peuples du Nord — qui voient dans la possibilité de s’adonner à l’élevage des rennes la condition de leur existence, avant même le maintien de la langue nationale. Ici, même si la langue occupe une position plus importante, les deux sont étroitement et indissociablement liés.
Celui-ci
a été fort malmené par l’histoire. Dans la
période
tsariste, les Oudmourts connaissaient l’asservissement et la
misère, autant
d’ailleurs que les paysans russes leurs voisins ; ils avaient de
plus des
problèmes spécifiques liés à leur
identité, handicaps objectifs (faible maîtrise
de la langue de l’occupant, faible niveau d’alphabétisation…)
tout autant que
subjectifs (le mépris des fonctionnaires et de l’église
à l’égard des
« allogènes »).
Mais
en termes de mode de vie, il y a eu une seule menace,
et fort grave, lorsque Stolypine a voulu imposer son programme de
réformes
économiques. La politique de cet « artisan
passionné de la promotion de la
paysannerie russe » [Carrère d’Encausse, 1992 :
112] (ukaz du 6 novembre
1906 et loi du 14 juin 1910) visait à briser le cadre
traditionnel communautaire
de 1’« obščina » et à promouvoir
l’enrichissement du paysan
individuel. Cette politique a suscité de vives protestations,
notamment de la
part des Finno-Ougriens[5].
Cette
profonde résistance, ainsi que la guerre et la
révolution, n’ont pas permis à
ces réformes d’aboutir, même si la campagne oudmourte
commençait à connaître
certains éléments de différenciation sociale[6].
C’est
après 1917 (en fait surtout après 1921) que les
transformations les plus radicales se sont produites : le
renversement des
valeurs au bénéfice de la classe ouvrière et
de l’univers industriel et urbain
ont bouleversé les structures du village oudmourt. Il est
vrai que les
Oudmourts se sont laissé séduire moins que d’autres par
les sirènes de l’exode
rural : leur mobilité, jusque dans les années 50,
est minime [Pimenov,
1993, p. 57, 58]. Ce sont plutôt l’exode imposé et la
terreur qui influent le
plus sur les modalités de la vie rurale. On aurait sans doute
tort d’attribuer
à la collectivisation en tant que telle un effet destructeur
direct sur le mode
de vie traditionnel. Après tout, le kolkhose n’était pas
en soi une structure
irrecevable pour des populations habituées à exploiter la
terre collectivement.
Dans les années 20, la collectivisation a été plus
lente que la moyenne
soviétique et les Oudmourts y ont adhéré moins que
les Russes (sur les 32 %
d’agriculture collectivisée en 1927, les coopératives
oudmourtes étaient deux
fois moins nombreuses que les russes [Pimenov 1993, p. 44]) ; ce
qui a
radicalement déstructuré la campagne oudmourte, c’est le
caractère forcé de la
collectivisation et notamment la
« dékoulakisation », qui ont abouti
à ce qu’en 1934 les kolkhozes couvraient déjà 77 %
des exploitations [Pimenov
1993 : 45].
C’est
que, sous l’effet des réformes de Stolypine, une
bourgeoisie oudmourte moyenne était en train de s’affirmer
au village. Faute
de véritables « latifundia »
oudmourts, la notion de
« koulak » recouvrait donc un petit groupe de
paysans aisés qui
commençaient à décoller
économiquement. Des statistiques soviétiques
évaluent
à 1,3 % la proportion de paysans aisés en 1926 [Pimenov
1993 : 45]. Or
dans certains villages la
« dékoulakisation » a touché un
tiers de la
population [Pimenov 1993 : 45]. Les victimes ont été
les paysans les plus
actifs et aguerris, et du coup aussi les défenseurs les plus
dynamiques des
valeurs nationales oudmourtes aussi bien matérielles
(héritages de garde-robes,
de parures) que spirituelles (autorités religieuses). Les
familles en question
ont été soit anéanties, soit chassées
du village. Leurs biens, y compris
individuels, ont été dispersés. Celles qui ont
échappé à l’élimination
physique, se sont réfugiées dans l’anonymat de la
grande ville, où elles ont
veillé à ne pas se faire remarquer… Aujourd’hui, des
quadragénaires vous
racontent les humiliations infligées à leurs parents,
humiliations dont ils
n’ont eux-mêmes entendu parler que dans les dernières
années… Ainsi la campagne
oudmourte a-t-elle perdu ses éléments les plus actifs,
ses capacités de
résistance aux influences extérieures ; la peur
s’est enracinée…
Cette
période est cependant contradictoire, car à la
contrainte (qui se fera de plus en plus lourde dans les années
30), à la
modernisation, à l’industrialisation croissante, il faut ajouter
un extraordinaire
bouillonnement intellectuel dont le siège est la ville
(Iževsk, mais aussi
Moscou ![7]),
animé
par des intellectuels qui n’ont jamais perdu le contact avec leur
terreau. Le
bâillonnement de l’intelligentzia, commencé avec les
procès du début des années
30, s’achèvera avec la guerre. Le monde de
l’après-guerre, et surtout la
période de la déstalinisation, va parachever la
coupure entre le mode de vie
rural et la grande ville. Paradoxalement en effet, l’époque
khrouchtchévienne,
que l’on retient surtout pour ses effets positifs sur l’expression des
intellectuels, est celle où des coups essentiels ont
été portés aux structures
spécifiquement nationales telles que les écoles, les
découpages administratifs…
Il
est temps de parler d’Iževsk, la capitale. J’ai rencontré
fort peu de villes aussi mal aimées. Ville russe, mais surtout,
pour citer un
chercheur oudmourt, une ville « conçue pour
tuer ». En effet, ce que
les ouvrages russes de vulgarisation sur la région appellent
pudiquement « industries
mécaniques », c’est en fait 80 ou 90 % des
fusils de chasse produits
en Russie, ainsi que les Kalachnikovs et les SS-20. Oui, tout ceci est
produit
en pleine ville d’Iževsk (en oudmourt Izkar), ville qui a
été symboliquement
rebaptisée au début des années 80, et pour
quelques années, du nom de feu le
ministre de la défense de l’URSS, Ustinov. Cette vocation
belliciste remonte
loin, à l’usine fondée par Catherine II en 1763, et qui
était alors la première
grande usine métallurgique du pays [Bogomolova 1981, p. 9].
Cette ville —
moderne, stéréotypée — ignore le fait
oudmourt et l’écrase de sa morgue
gigantiste et grossière. C’est une ville où l’on peut
oublier l’existence des
autochtones. Dans les autres villes, le fait est sans doute moins
frappant :
les « rajcentr », les
agglomérations centrales des raïony, sont plus
fidèlement à l’image de la
composition ethnique de leur région. Mais les principales
villes, Glazov,
Votkinsk, restent à dominante russe.
Actuellement
pourtant, et au-delà de la ville, un nouveau
danger menace le « mode de vie » oudmourt :
la privatisation.
Une sorte de répétition de la réforme de
Stolypine, mais à une, échelle
beaucoup plus large… Le fait est qu’aujourd’hui comme hier les
Oudmourts ne
sont en général pas prêts à assimiler un
système aussi profondément éloigné de
leur culture. Mes interlocuteurs redoutent pour la plupart le
système de
fermage, l’agriculture capitaliste ; ils restent attachés
aux structures
kolkhoziennes. Les peuples étroitement liés à
la nature, en effet, n’ont pas
une conception mercantile de la terre. La période de transition
que nous
vivons, dans laquelle les fermes ne se sont pas encore mises en place,
mais où
les kolkhozes ne fonctionnent plus, est donc particulièrement
douloureuse.
Le mode de vie oudmourt est donc rural ; il ne diffère pas fondamentalement des autres systèmes ruraux dans le monde et pour l’observateur extérieur le village oudmourt ressemble à s’y méprendre à un village russe. Le partage des tâches entre hommes et femmes y est bien défini, les moyens de production sont rudimentaires, l’autosubsistance est l’objectif central ; les traits particuliers ont disparu — comme par exemple le sanctuaire domestique ou collectif (kuala)[8]. Ce qui importe, c’est que les Oudmourts sont profondément attachés à ce mode de vie et sont moins tentés que les paysans russes par les sirènes de la grande ville, du travail en usine. Pour maintenir leur culture vivace, mais avant tout bien sûr pour faire face aux difficultés économiques, on essaye aujourd’hui de retrouver des savoir-faire la plupart du temps oubliés, mais pas encore totalement disparus (par exemple le tissage). Nous avons visité deux maisons où l’on tissait, où l’ensemble des tissus utilisés dans la vie domestique était fabriqué à la maison. Ces femmes, ces tisseuses, qui approchent aujourd’hui les 70 ans, ont rarement communiqué leur savoir à leurs filles et à leurs petites-filles : il y a de si beaux tissus dans le commerce, et tisser, c’est tellement plus fatigant… Mais aujourd’hui, c’est cher d’acheter les tissus dans le commerce, surtout depuis que le kolkhoze a cessé de verser les salaires… Malgré tout Olja Mazitova, à Karamass-Pelga, remarquable tisserande n’ayant pas la quarantaine, qui tisse après son travail de boulangère, reste une exception. Une exception qui annonce peut-être un renversement de tendance… De même que le jeune enseignant d’arts plastiques de l’école de Pirogovo : il a dans sa classe un métier à tisser et nous avoue que cette activité le délasse et qu’il l’enseigne volontiers aux élèves intéressés.
Que
se passe-t-il donc quand une famille oudmourte
s’installe en ville ? Est-ce que
les racines s’en trouvent forcément
coupées ? La ville est une
entité russe ; la ville est une entité
étrangère, où domine l’autre. Le
fait de vivre en ville pousse à d’innombrables compromis,
à l’altération du
mode de vie, voire du mode de pensée. En ville,
l’élément russe est présent et
contraignant partout : à l’école, par exemple, les
enfants oudmourts sont
minoritaires ; ils auront du coup tendance à s’identifier
à la majorité, à
ne pas montrer leurs différences, à dissimuler leur
identité par honte, par
peur du ridicule, par simple envie de se fondre dans le groupe.
La
pression est très forte : rares sont ceux qui
parviennent à y résister. D’autant que l’histoire a mis
la terreur au cœur de
tout le monde. Cela ne concerne pas seulement les Oudmourts, mais ils
sont tout
particulièrement touchés, car ils se trouvent dans la
position la plus fragile.
Une bonne illustration est la manière dont l’écrivain
Kuzebaj Gerd a été
réhabilité en avril 1958. Sa réhabilitation est
intervenue plus tard que la
plupart des autres[9] ;
le
groupe d’intellectuels oudmourts (dont le principal spécialiste
de K. Gerd,
Foma Kuzmič Ermakov) qui s’est dès le début
exprimé en faveur du poète, s’est
heurté à une nette opposition, notamment du
côté oudmourt (L.F. Ignatiev, l’un
des secrétaires du parti, lui-même de
nationalité oudmourte, mais aussi A.S.
Butolin, président de l’Union des écrivains
d’Oudmourtie et d’autres encore).
La réhabilitation a été obtenue grâce
à l’intervention d’un colonel moscovite,
M.P. Kirejev, et au soutien du premier secrétaire du PCUS local,
G.I. Vorobjov,
lui-même de nationalité russe [Ermakov 1995 : 68].
Nous retrouvons ce phénomène encore aujourd’hui — sous des formes sans doute atténuées — chez les Oudmourts en position de responsabilité dans les institutions officielles. La peur de perdre la place, d’être précipité dans le vide n’a pas disparu — il faudra quelques générations pour l’extirper. Faut-il s’étonner que l’on s’accroche à une foule de petits avantages personnels, acquis au prix du silence, d’une suite de petites et quotidiennes compromissions… ? Il est humainement impossible d’échapper à ce réseau de complicités — qui fonctionne d’ailleurs indépendamment de la dimension ethnique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est d’apprécier ce que peuvent faire les Oudmourts responsables pour leur peuple et leur culture. Or nous constatons qu’ils sont particulièrement fragiles, alors que les rênes, pour ce qui touche à l’essentiel, demeurent dans les mains de Moscou. Ils forment ainsi une catégorie intermédiaire de personnalités qui, dans la louable intention d’être utiles à leur peuple, sont entrées dans les appareils et doivent y louvoyer de manière, en même temps, à sauver leur peau et à arracher quelques miettes. Ce qui souffre le plus dans cette situation, ce sont les racines. Car il faut s’intégrer dans un univers de pouvoir profondément étranger aux structures mentales oudmourtes. Faut-il s’étonner que cela aboutisse à des manifestations d’autoritarisme, de supériorité, voire de morgue vis-à-vis de l’univers rural, à des comportements de condescendance vis-à-vis d’une culture perçue désormais, par le prisme du regard de l’autre, comme « primitive » ? Assimilée dans ces conditions, cette culture à laquelle on sacrifie une partie de son identité n’en est pas véritablement une : c’est un sous-produit dans sa version la plus provinciale. Il ne suffit pas de renoncer aux spécificités oudmourtes, même en vue d’un objectif de grande ampleur (comme par exemple, pour citer l’universitaire Anna Zujeva, l’intégration de l’Oudmourtie en Europe), pour pénétrer dans la grande culture russe, celle qui a une place d’honneur dans les cultures du monde de par sa richesse et sa créativité. À tous points de vue, cette catégorie se trouve donc au milieu du gué, à mi-chemin entre des racines auxquelles elle tient et un modèle qui s’impose par son omniprésence, qui est outil de pouvoir et de prestige — et qui pourtant condamne cette catégorie de personnes à rester derrière la porte…
Ce
sont là des constatations préoccupantes, car la
catégorie
dont il vient d’être question, et qui comprend
inéluctablement l’ensemble des
intellectuels, est en réalité la seule force
dynamique capable d’animer une
renaissance oudmourte. Son intervention
peut porter sur l’ensemble du territoire : elle devrait
pouvoir unifier
les aspirations fatalement atomisées des paysans oudmourts. Or
j’ai le
sentiment que la rupture est profonde, et que ces intellectuels urbains
(ladite
intelligentzia nationale), ne sont pas toujours perçus comme de
véritables
représentants des aspirations de la population. Peu importe
d’ailleurs 1e
caractère fondé de cette appréciation : le fait est qu’elle est répandue, qu’elle a
été souvent exprimée dans les
villages et qu’elle fragilise l’unité des Oudmourts.
Le
contact organique avec le village est difficile à
maintenir : le même phénomène qui
protège la culture oudmourte rurale
coupe les Oudmourts urbains de leur terreau d’origine. L’accès
au village par
les transports en commun n’est en général pas chose
facile. Dès qu’on sort des
grands axes, la desserte est pratiquement inexistante — il faut marcher
ou bien
attendre pendant des heures des correspondances incertaines.
Naguère, les
villages les plus reculés étaient rattachés au
reste du monde par le minibus du
kolkhoze, lequel organisait les sorties
et garantissait en même temps un contrôle
étroit des déplacements de la
population. Gratuit, il servait aussi bien aux rares besoins
individuels qu’à
des initiatives collectives. Ce système est encore en
vigueur ; mais pour
accéder à ces endroits de l’extérieur, la
voiture est un moyen la plupart du
temps incontournable. Or la voiture individuelle est encore un
privilège (moins
qu’à l’époque soviétique certes, mais elle
n’est pas encore généralisée), il
faut donc faire appel aux voitures des institutions ; la
première question
quand on envisage un déplacement, c’est de savoir à
qui on va demander de
« donner une voiture ». On comprend donc
qu’« aller au
village » soit une expédition d’autant plus difficile
à entreprendre qu’en
période de travaux agricoles tout le monde, tous les urbains
sont pris par leur
« ogorod », leur
« jardin potager », petit lopin de terre à
l’extérieur de la ville où
l’on cultive ses pommes de terre et ses oignons, activité
essentielle pour
garantir l’hiver — ou par le ramassage des baies, qui garantit aussi
les
confitures et les vitamines pour toute l’année…
Du
coup on comprend qu’un certain nombre d’écrivains, de
personnalités
importantes, attende la miraculeuse voiture
« donnée » pour aller
faire un tour dans leur village à l’occasion d’une soirée
littéraire ou d’un
événement en leur honneur — donc une circonstance peu
propice à l’écoute, peu
propice à l’échange. Sans voiture, il devient impossible
d’envisager le
déplacement. Notre obstination à prendre au maximum les
transports en commun
(pour ne pas entrer dans un système d’échange de
services) a laissé nos hôtes
perplexes. Cet étonnement nous a paru ambigu. D’une part, il
exprime un sens
profond de l’hospitalité : l’étranger a droit
à tous les égards et
notamment à ceux déniés aux autochtones ;
d’autre part, le même étranger
est aussi perçu comme un fragile bibelot susceptible de se
briser au moindre
choc, perpétuellement affamé et qui prend froid au
moindre courant d’air… mais
sans doute faisions-nous des choses que nos interlocuteurs pour la
plupart
n’envisagent pas de faire eux-mêmes. Le tableau n’est sans doute
pas homogène,
mais je tiens à relever une tendance qui m’a semblé
suffisamment significative.
Pourquoi
le village est-il donc si important ? Au
village, la règle du jeu est fixée par la
communauté, j’oserais dire par
« soi-même », à condition de
concevoir ce « soi-même »
autrement que comme une individualité à l’occidentale. Le
mode de vie est
«sien» parce que défini de manière
apparemment immuable, chacun ayant une place
et une marge de manœuvre suffisamment limitées pour être
sécurisantes. Cette
identité appartient du coup en propre à l’individu,
à l’intérieur d’un groupe
auquel il adhère. Quand le fils de la «mauvaise
femme» du village s’avère être
un gentil garçon, ni buveur ni bagarreur, le village ne
l’acceptera pas :
il sort de son rôle et on ne manquera pas de le lui faire payer.
Mais ces
conventions sont fixées par une coutume acceptée par qui
les met en oeuvre.
Celles qui dominent à la ville sont imposées : il
n’y a pas adhésion volontaire,
il y a soumission. C’est pourquoi le sens de liberté est
beaucoup plus grand
au village : dès qu’on arrive à la ferme, il y a une
sorte de libération.
Comme si le vrai visage pouvait de nouveau émerger. Le visage de
la ville,
c’est comme un masque qui adhère plus ou moins bien à la
peau. Il faudra encore
quelques générations pour qu’il se confonde avec la peau,
pour qu’il donne un
visage aussi expressif que celui d’origine…
Vue
par mes yeux, la vie au village est dure. Physiquement
et moralement. Je devrais ajouter matériellement, notamment
dans une période
où le système kolkhozien est en train de basculer, et
où la circulation
monétaire à la campagne est fort limitée (les
paysans restent souvent de
nombreux mois sans toucher leur salaire de kolkhoziens).
Physiquement :
les conditions de vie sont très rudimentaires — souvent il n’y a
pas l’eau
courante à la maison, il faut aller chercher l’eau au puits, on
se chauffe au
bois, on vit en autosubsistance autant que possible… Moralement :
l’isolement,
les difficultés matérielles suscitent une
désespérance qui aboutit très
facilement à l’alcoolisme. C’est un triste
phénomène de cette société, d’autant
plus prégnant que les Oudmourts ont la tradition de fabriquer
l’alcool à la
maison…[10]
Dans
cette perspective, je tiens à souligner le rôle
joué par les femmes[11].
On a le
sentiment que tout repose sur elles. Tout : depuis la vie de la
ferme —
subsistance alimentaire, vêtements, revenus (car elles
travaillent aussi à
l’extérieur), éducation des enfants — mais aussi le
maintien des valeurs
culturelles. « Où sont les hommes ? »
est l’une des questions
que j’ai posées le plus souvent à mes hôtesses dans
les villages oudmourts. Les
réponses ont été la plupart du temps
évasives. Il est vrai que les ravages
démographiques de la deuxième guerre mondiale, avec leurs répercussions sur les générations
suivantes, sont encore sensibles ; mais toutes
les femmes ne sont
pas veuves. Non : il y a des hommes au village, mais ils
ne font
pas partie de la vie publique. Ils sont dramatiquement, non point
exclusivement mais dramatiquement touchés par la boisson, par
l’ivrognerie.
Quand dans une maison on vous accueille, quand les
personnes les plus dynamiques du village se rassemblent, il n’y a
souvent qu’un jeune père qui joue de l’accordéon,
parfois un vieillard,
là où se rassemble une quinzaine de femmes d’âges
divers.
Hommage
aux femmes oudmourtes : elles m’émeuvent
par la vitalité de leur énergie, par leur gaîté,
par leur humour. Elles ont appris à répondre aux malheurs
de la vie par le
sourire et surtout par le chant. « Toute la vie, tout le
labeur quotidien
du Votiak sont inséparablement liés à la
chanson » soulignait Kuzebaj Gerd
[Domokos, 1975 : 76]. J’ai dû constater dans tous les
villages que j’ai
parcourus que Gerd n’avait pas menti : partout nous avons
été accueillis
et sans cesse accompagnés par des chants. À titre
d’exemple, l’initiative des
femmes du village de Karamass-Pelga qui, tous les jours,
après le travail
(vers huit-neuf heures) se réunissent à la maison de la
culture et répètent des
danses et des chants dans le but d’aller, une fois leur spectacle au
point,
s’exhiber dans les villages voisins : deux ou trois heures de
marche, le
spectacle, et puis le retour, une occasion d’être ensemble et de
se ressourcer…
Mais on chante aussi chez soi, et on danse, et on joue. Oui, on joue
avec ces
grand-mères, qui pendant la guerre ont été
réquisitionnées pour le travail
forcé, qui ont construit les lignes de chemins de fer, qui y ont
vu mourir
leurs compagnes, qui se sont fabriqué jusqu’au moindre
vêtement, et qui à six
heures du matin vont chercher l’eau au puits devant la maison !
Hommage à
vous, Lida et Valja Orehova, Olja Mazitova, Liza apaj, qui donnez un
bel
exemple de dignité et d’intelligence…
Le
mot est lâché : c’est sans doute cette dignité
qui me fait penser que c’est au
village qu’il est important d’aller se ressourcer. Sans doute
l’isolement
oblige-t-il moins qu’en ville à courber la nuque et à se
soumettre. Et encore,
s’il faut se soumettre, c’est plus aux caprices de la nature
qu’à un
fonctionnaire qui vous gourmande. J’insiste sur la notion de
dignité, car c’est
cela que l’on a voulu retirer au peuple oudmourt (pas uniquement
bien
sûr : les Russes ont connu ce phénomène au
niveau de l’individu, mais les
autres, en plus, le vivent au niveau de leur groupe ethnique).
Pratique
coutumière des puissances coloniales : non seulement
présenter le colonisé
comme un sous-homme, mais le convaincre qu’il en est un. C’est cette
colonisation des esprits qui est le signe le plus douloureux au
spectateur
extérieur. Or si la jeune génération d’Oudmourts,
née avec la glasnost’, vivra
sans doute son identité de manière moins
complexante, les plus âgés ont
absorbé, avec le lait maternel, la conscience de leur
infériorité. « Votjak, eto
durak »[12],
disait-on. Parler oudmourt dans un lieu public était un acte de
courage, non
que ce fût objectivement dangereux, mais parce que cela vous
exposait aux
railleries d’autrui… Je mentionnerai un seul exemple : les canons
de
beauté. En écoutant un jour parler deux femmes oudmourtes
il m’est apparu
clairement qu’elles se considéraient comme laides. Après
explication, j’ai
compris la raison : elles n’avaient pas le type russe, elles
étaient
brunes, à pommettes saillantes… Les canons de beauté
sont ceux du
colonisateur, le colonisé les intériorise.
C’est
sans doute pour cela, pour cette
« dignité »
à reconquérir, qu’il me semble vital pour la culture
oudmourte de ne pas couper
les ponts avec sa base. Au moins tant que d’autres cadres ne lui
permettront
pas un développement analogue…
Pour l’instant en tout cas, la réhabilitation de la campagne reste à réaliser. En toute matière, notamment en matière de création, ce qui vient du village, ce qui ne provient pas des institutions officielles et urbaines est considéré par la société comme inférieur, comme « amateur » ; le monde officiel et « professionnel » le regarde avec condescendance… Quand, le mardi 1er novembre 1994, dans la salle du premier étage du musée d’Jakšur Bodja, le président de l’Union des Artistes, Pëtr Vasilievič Ëlkin, a inauguré l’exposition d’un peintre de cette région, Ruf Ivanov, il a fait la remarque suivante : « Je ne soupçonnais pas que j’allais trouver ici des oeuvres de qualité… Bien que Ruf Ivanov soit un artiste amateur [en russe « samodejatel’nyi », mot à mot « auto-agissant »], je dois constater, agréable surprise, que l’art amateur n’est pas si loin de l’art professionnel… » Preuve a contrario : ne serait sérieux que l’art dit « professionnel », l’« art » sanctionné par des diplômes qui vous donnent droit au titre d’artiste. Même distinction en ce qui concerne le folklore : les femmes qui se réunissent dans un village pour chanter leurs chansons — même si elles le font bien — forment des groupes dits « amateurs », hiérarchiquement placés beaucoup plus bas que les « groupes folkloriques professionnels » (en russe « professional’nyje fol’klornyje ansambli »). Ceux-ci, dont certains remarquables, travaillent à l’imitation (stylisée ou développée) de productions authentiques méprisées. Dans cette hiérarchie dominante des valeurs, les productions spontanées issues de la tradition n’ont pas de place, le folklore vivant est exclu. Cette non-valorisation de ce qui leur est cher contribue à donner aux Oudmourts une vision dévalorisée d’eux-mêmes…
Il
est de notoriété publique que la
généralisation, à la fin
des années 1980, du phénomène appelé
« glasnost’ »
a eu des effets non négligeables sur l’ensemble des peuples non
russes de
l’URSS. Le dégel du climat politique a permis à de
nombreuses revendications de
s’exprimer, a fait reculer la peur, a enclenché des processus
qui ont abouti à
l’éclatement de l’Union. En Russie même des revendications
d’autonomie
politique se sont affirmées, amenant la majorité des
régions nationales à
progresser d’un cran dans l’autonomie (si les républiques
fédérées sont
devenues des États, les républiques autonomes ont pris le
titre de
« Républiques »). Certaines vont
très loin dans leurs aspirations de
dégagement, comme le montrent les dramatiques
événements de Tchétchénie, mais
aussi, dans un contexte politiquement moins aigu, les exigences des
Républiques
tatare ou saha.
L’Oudmourtie
n’en est pas là. Comme d’ailleurs l’ensemble
des territoires finno-ougriens de Russie centrale et de
Sibérie occidentale.
La revendication d’un État n’a pas grand sens dans des
régions où la majorité
de la population n’est pas autochtone. Mais partout les marges de
manœuvre
nouvelles ont ouvert des perspectives insoupçonnées.
Elles ont permis de
révéler l’échec de la « politique des
nationalités » qui avait
prétendu résoudre le problème national. Celui-ci
subsistait, en termes
différents suivant les régions — le cas oudmourt, comme
les autres, n’étant pas
automatiquement généralisable.
L’Oudmourtie,
fortement industrialisée, productrice d’armes,
représente pour le pouvoir central- un enjeu de
taille ; les
cadres envoyés en Oudmourtie (peu importe leur origine ethnique)
doivent être à
la hauteur. Ils veillent à ne point permettre à
d’autres d’intervenir dans le
jeu délicat qui consiste à se partager le gâteau
avec Moscou. Les timides
revendications oudmourtes apparaissent dans ce contexte comme
totalement
extérieures aux préoccupations des dirigeants locaux.
Elles dérangent. C’est
pourquoi la situation politique oudmourte a toujours été
plus tendue que dans
les autres républiques finno-ougriennes de la région.
Ce
n’est sans doute pas un hasard si la répression,
dans les années trente, a frappé les intellectuels
oudmourts aussi durement. Sans doute parce que cette
intelligentzia
émergeait avec une puissance rare, qu’elle avait produit des
esprits capables
de rivaliser avec leurs homologues russes et européens. C’est
l’envergure de
Kuzebaj Gerd qui en faisait le premier à abattre : il a
fallu monter
contre lui une affaire élaborée : il a
été accusé d’être un espion
finno-estonien, d’avoir monté la « Sofin »
(Sojuz dlja osvoboždenija finskih narodostej — Union
pour la
libération des populations finnoises —) en vue de construire une
grande Finlande
« de l’Atlantique à l’Oural ». Il a
été arrêté le 13 mai 1932,
condamné le 4 novembre 1933, envoyé aux îles
Solovki en décembre de la même
année [Kuznecov, 1994, p. 30, 66], et fusillé en
novembre 1937 ; on a
terrorisé et fait taire ses compagnons, on en a accusé
avec lui, on en a fait
témoigner contre lui — qui quelques années plus tard
n’échapperont pas au sort
commun… Cette intelligentzia a été physiquement
anéantie, et ce qui en a
survécu a été moralement ruiné.
On
a pu lire dans la presse russe d’Oudmourtie des propos
nettement racistes ; le projet de loi linguistique
présenté par le
mouvement oudmourt et visant à donner à l’oudmourt un
statut égal à celui du
russe — sans pour autant réduire en rien la sphère de
cette langue — a été
présenté (et sans doute ressenti) comme une
intolérable atteinte aux droits de
l’homme. Cette loi linguistique, qui n’a pas encore été
discutée, est d’ailleurs
l’une des principales revendications du mouvement national
oudmourt qui s’est
mis en place dans les cinq dernières années.
Né
dans les couloirs universitaires à l’initiative d’un
groupe d’étudiants, le mouvement commence par s’exprimer
dans le domaine culturel :
c’est « Obščestvo Udmurtskoj
Kul’tury » (Association pour la culture
oudmourte) ; elle
rassemble des intellectuels d’horizons divers (sciences humaines,
sciences
naturelles, artistes, écrivains, enseignants et
instituteurs, journalistes…)
et de simples gens, ouvriers en ville, paysans surtout à la
campagne,
intéressés par le devenir de leur identité. Elle
est d’abord dirigée par un
homme d’affaires, Syskin, qui cédera la place à un
écrivain, Pëtr Černov. Au
début des armées 1990 cependant il devient clair que les
revendications
culturelles n’échappent pas au terrain politique. C’est
pourquoi le premier « Congrès
des Oudmourts » fonde une organisation, une sorte de
« parti
oudmourt », nommée « Keneš ».
Le nom est significatif :
« keneš », c’était le
conseil des anciens qui servait d’institution aux anciens
Oudmourts. Il s’agit
de renouer symboliquement avec les origines.
Ces
mouvements ont avant tout l’immense mérite d’exister.
Ils permettent de rappeler que les Oudmourts existent et qu’ils
ont une voix.
À regarder les évolutions sur le moyen terme, ils ont
été un facteur décisif de
« la dignité retrouvée ». Aurait-il
été envisageable, il y a dix ans,
de réunir dans un grand amphithéâtre plus d’un
millier de personnes (comme les
4 et 5 novembre 1994, au IIe Congrès des Oudmourts
auquel j’ai
assisté), et de tenir une assemblée en présence de
Volkov, le chef du
gouvernement et futur candidat à la présidence de la
République ?
Aurait-il été envisageable qu’une telle assemblée
se déroule presque intégralement
en oudmourt ? Le pas franchi est considérable : le
fait oudmourt est
aujourd’hui une réalité politique incontournable.
Et
pourtant on a parfois l’impression que ces acquis ne sont
pas suffisamment pris en compte par les Oudmourts
eux-mêmes : c’est que
les exigences ont grandi et que le chemin parcouru ne fait que
révéler le
chemin à parcourir. Et là les choses se compliquent, du
fait avant tout des
problèmes internes à la communauté oudmourte. Les
analyses précédentes ont
montré que les conditions existent pour une division des
Oudmourts. Elles sont
liées au système de pouvoir, à la politique de Divide et impera
des
autorités régionales, qui exploitent habilement les
contradictions de cette
société. Le résultat est que les autorités
n’ont aucune difficulté à contrôler
et endiguer les revendications oudmourtes, tout en accordant quelques
miettes
en échange de la garantie du gâteau à
perpétuité…
Je
constatais que ladite « intelligentzia
nationale » n’est pas forcément ressentie à la
campagne comme représentant
les intérêts de la communauté oudmourte. C’est
le cas également pour
Keneš : j’ai pu constater — Nikolaï Kuznecov me pardonnera de
parler ici
de lui — que l’élection d’un ex-officier du KGB à la
vice-présidence de Keneš a
été un facteur de méfiance dans de larges groupes
d’Oudmourts engagés. Ce n’est
pas sa personnalité qui est en cause (« un
garçon fort efficace »,
suivant les mots de Foma Kuzmič Ermakov), ni même sa
sincérité, dont il est
seul et unique juge. C’est son passé, qui est un fait
incontournable : il
suffit en tant que tel à éveiller la suspicion de bien
des Oudmourts, surtout de
ceux qui sont loin des structures de pouvoir. Peu importe que les
soupçons
soient fondés ou injustes — le ver est dans le fruit. C’est
ainsi qu’une partie
non négligeable de la base — notamment rurale — du mouvement
oudmourt semble se
détacher de son outil politique par, manque de confiance…
Kuznecov s’emploie,
non sans talent, à désamorcer la bombe : il assume
ouvertement son passé
et donne à son peuple des gages de fidélité
(notamment avec la publication de
ses ouvrages sur la répression et avec son dynamisme).
Qu’à cela ne tienne.
La
division n’est d’ailleurs pas uniquement due à sa
personne, elle tient aussi au décalage entre une population
urbaine intégrée
dans le système et la campagne oudmourte. La morgue avec
laquelle les paysans
se sentent traités par ceux qui sont censés les
représenter (la morgue de la
« culture » en face de la
« nature ») sert de facteur
cumulatif ; la méfiance ne demande qu’un objet sur lequel
se fixer (ce qui
fait de Kuznecov d’ailleurs, potentiellement, un bouc
émissaire idéal le moment
venu…[13]).
On constate donc une extrême fragilité des structures institutionnelles dont disposent les Oudmourts pour s’exprimer. Cela n’a rien d’étonnant : l’histoire oudmourte n’a pas été propice à la formation de cadres aguerris et éthiquement résistants. La peur, semée systématiquement depuis les années trente, a été intériorisée : il n’est plus besoin de la menace des camps ou de la déportation pour faire jouer des mécanismes rodés. Qui refuse de s’incliner est soumis à une pression psychologique dont nous imaginons mal la violence. II m’a fallu pour la saisir résider chez l’habitant, être témoin de conversations, vivre dans cette lourde atmosphère. Les coups étant toujours portés par d’autres Oudmourts…
Il
est toujours difficile de parler de littérature
contemporaine et encore plus de porter des appréciations sur une
littérature
écrite dans une langue que l’on ne maîtrise pas. Il est
plus simple de traiter
de la personnalité de tel ou tel auteur que de ses œuvres, dont
la
substantifique moelle reste inaccessible… D’autant que — comme l’a fait
observer Domokos depuis longtemps — la fiabilité des traductions
russes est
soumise à caution. Le fait est que pas un seul des traducteurs
russes de la
littérature oudmourte ne parle couramment oudmourt !
Certains ont de
vagues notions, mais tous passent par des traductions mot à mot
faites par un
Oudmourt. On pense aux belles traductions russes d’Ašalči Oki faites
par
Kuzebaj Gerd lui-même… Par ailleurs les traductions sont de
manière générale
extrêmement libres. Je me contenterai donc de livrer
quelques impressions sur
la vie intellectuelle et littéraire.
Tout
d’abord il me paraît important de signaler le
renouveau, au début des années 1990, des revues
littéraires en oudmourt. Deux
revues se sont ajoutées au traditionnel Keneš, revue de l’Union des Écrivains. II s’agit de
titres destinés
l’un aux jeunes, l’autre aux enfants. Comme pour l’ensemble de la
presse
consacrée à la jeunesse dans l’ex-Union
Soviétique, la spécificité de la revue
tient moins au choix d’un créneau de lecteurs qu’à des
options progressistes de
contenu. Invožo est une revue
culturelle qui ne touche pas que la littérature : dans
chaque numéro il y
a une partie consacrée à un peintre ou artiste graphique
oudmourt, à une
personnalité importante représentant d’autres domaines
que les arts de la
parole. On y publie de la poésie, de la prose et des essais.
Sous la direction
d’Igor Zagrebin, elle accueille les poètes les plus marquants de
la jeune
génération. L’autre revue, Kiz’ili, s’est
développée sous la direction
de l’écrivain German Hodyrev (récemment
disparu) : c’est un mensuel
destiné aux enfants. On voit renaître une vieille
tradition, remontant à la
revue Muš, fondée en
1923 par Kuzebaj Gerd. Hodyrev s’est entouré d’une
belle équipe de jeunes poètes, de dessinateurs et de
musiciens ; Kiz’ili
est une revue attrayante, riche notamment en poésie, qui
permet aux plus
petits de lire en oudmourt (et qui plaît en fait tout autant aux
parents).
Le
principal problème qu’elles connaissent, c’est la
distribution : ces revues sont exclues du système
général et on ne les
trouve pas en kiosque ; la vente se fait soit par abonnement
(elles sont
très lues dans les provinces), soit au siège. Il est
clair par ailleurs que
dans la situation économique actuelle elles ne sont
guère en mesure de
s’autofinancer et restent donc dépendantes des subventions
d’État. Jusqu’à
quand dureront-elles ?
Le
contenu d’Udmurt Dunne, le
quotidien, donne lieu à
plus de critiques. Il rassemble les journalistes de langue
oudmourte et joue
un rôle important pour le maintien et le développement de
la langue en tant
qu’outil de communication dans la sphère sociale. Mais
contrairement aux deux
autres, qui se veulent novateurs, son conservatisme ne le rend pas des
plus
attrayants : il ne diffère pas considérablement du
reste de la presse de
langue russe. À relever cependant la page culturelle
hebdomadaire, la page
« Kuzebaj Gerd », animée par
l’écrivain Lopatin, où paraissent des
articles de critique et d’information.
L’Union
des Écrivains a perdu il y a deux ans son président,
le prosateur S. Samsonov. Il a été remplacé
par un autre prosateur, Igor Četkarëv.
Les nouvelles conditions de vie en Russie ont apporté beaucoup
de changements
dans la condition d’écrivain. Serviteurs parfois
insubordonnés, mais toujours
choyés, du régime, les écrivains avaient vu dans
les dernières décennies
soviétiques leur situation matérielle
s’améliorer : même quand leurs
oeuvres n’étaient pas totalement du goût du pouvoir, ils
comptaient parmi les
privilégiés. Les honoraires, liés à des
tirages de manière générale élevés,
leur garantissaient des revenus substantiels ; aux honoraires il
faut
ajouter les avantages en nature (appartement, voiture) auxquels ils
pouvaient
prétendre s’ils avaient de bonnes relations avec les
fonctionnaires
responsables… Aujourd’hui, le coût de la vie a augmenté,
le prix des livres
aussi ; les tirages, eux, ont baissé et les honoraires,
comme l’a fait
remarquer un écrivain lors du dernier congrès de l’Union,
permettent tout juste
d’acheter quatre tickets de tramway par ligne écrite.
Habitués à vivre de leur
plume, les écrivains sont en crise dans une
société elle-même en crise. Les
débats de la dernière Assemblée
Générale de l’Union des Écrivains ont
été
marqués par ce lourd quotidien : le président,
dans son allocution
finale, a fait observer que, grâce aux autorités locales,
la situation des écrivains
d’Oudmourtie, sans être mirobolante, était tout de
même meilleure que celle des
Moscovites. Maigre consolation !
Ce
désarroi apparaît clairement dans les destinées des
jeunes présentés comme prometteurs. Ce n’est un secret
pour personne :
l’alcool fait des ravages parmi les jeunes poètes, comme
d’ailleurs globalement
parmi les hommes. Ce n’est pas un phénomène propre
à l’Oudmourtie, c’est un
drame qui touche l’essentiel des intellectuels finno-ougriens de l’aire
russe
(d’autres aussi sans doute). Il est en tout cas inquiétant de
voir que ce sont
justement les jeunes qui cèdent. Récemment, l’alcool a
frappé, tuant l’un des
plus prometteurs : le jeune poète beserman Mihail Fedotov
(33 ans). Il
écrivait aussi bien en oudmourt
« classique » que dans sa langue,
laquelle, proche de l’oudmourt, s’en distingue notamment par le
lexique. Les
Besermans sont un groupe ethnique spécifique qui, situé
aujourd’hui au Nord du
pays, dans les régions qui vont de Jukamenskoje jusqu’au
raïon de Debjos, pose
aux chercheurs des questions compliquées sur ses origines :
il semble
acquis, grâce à la toponymie, que les Besermans
proviennent du Sud de
l’Oudmourtie, d’une région aujourd’hui située en Tatarie
et qu’ils ont vécu en
étroit contact avec les Tatars. S’agit-il d’un groupe de Tatars
oudmourtisés ? Ou au contraire d’un groupe d’Oudmourts
ayant emprunté aux
Tatars des traits linguistiques et culturels ? En tout cas leur
culture,
qui représente effectivement des traits particuliers aussi bien
en ce qui
concerne l’habillement que le chant, a connu ces dernières
années un brillant
renouveau, qui semble pourtant, faute de perspectives, être en
train de
s’essouffler.
Mais
pour en revenir à la création littéraire, nous
assistons, me semble-t-il, à la reproduction d’un
phénomène typique des
cultures finno-ougriennes. C’est une présence sûre,
tranquille, discrète et de
très haut niveau des femmes, notamment en poésie. Le
chant populaire, la poésie
populaire sont portés, chez les Finno-Ougriens, en grande partie
par les
femmes. J’ai déjà mentionné leur place dans la vie
du village. On retrouve leur
voix dans les quelques œuvres qu’a laissées Akulina
Vekšina, la grande
poétesse des années vingt, connue sous le nom d’Ašal’či
Oki. Elle a inscrit son
nom dans l’histoire avec seulement deux petites plaquettes, ses textes
sont
devenus des chants populaires… Une partie de ses poèmes sont
consacrés aux
femmes oudmourtes, femmes courbées, timides (« je
connais une maladie —
elle a pour nom timidité »), à leur âme
poétique (« tu me demandes pourquoi
j’écris. Demandes-tu à la fleur pourquoi elle
fleurit ?»).
Ašal’či
s’est tue après le procès contre Gerd. La poétesse
est morte, il n’est resté que l’ophtalmologue Vekšina, qui a
consacré sa vie à
son oeuvre de médecin. Elle a été
terrorisée au point d’en perdre la voix.
Cette voix, il me semble qu’elle reprend vie sur des tons très
différents dans
l’oeuvre de quatre ou cinq femmes qui ont déjà
publié des recueils et dont les
oeuvres sont aussi devenues des chansons connues de tous, des femmes
qui
restent pudiquement en marge de la vie littéraire officielle. Elles sont présentes avec leurs textes dans
les soirées et tournées littéraires
organisées ici et là, elles publient. Mais
elles restent extérieures aux conflits de pouvoir, même
minimes, qui se jouent
dans les organisations culturelles. Elles doivent assumer leur fonction
de
poétesse en même temps que leur rôle de femme et de
mère, ce qui n’est pas
toujours facile à concilier.
Leurs
voix sont différentes. Éclatante, tonitruante, tendre
pourtant celle d’Alla Kuznecova. Cette petite femme débordante
de vitalité ne
ressemble pas à l’image traditionnelle de la femme
oudmourte. Mise pendant des
décennies officiellement sous le boisseau, sans appartement,
vivant dans la
misère, Alla n’en a pas moins conquis toutes sortes de public.
Ne raconte-t-on
pas qu’arrêtée par la milice elle a réussi à
immobiliser la vie d’un
commissariat par ses chants et par ses danses ? Pour elle, tout
est scène…
Alla écrit en oudmourt et en russe ; élevée
dans un orphelinat, elle a eu
le russe comme première langue, elle a fait d’elle-même le
chemin vers
l’oudmourt. Elle traduit elle-même ses textes — dont beaucoup
sont burlesques
et empruntent leur forme à la častuška russe
— mais elle ne répugne pas, dans son immense
générosité, à traduire ceux de ses
compagnes (lesquels cependant, dans sa bouche, changent
aussitôt de caractère
et deviennent « alliens »…). Elle improvise dans
n’importe quelle
situation, et fait exploser la poésie de manière
irrésistible. Aujourd’hui Alla
sort de l’ombre : elle a enfin un appartement et a reçu fin
1994 sa
première reconnaissance officielle.
Galina
Romanova est plus posée. Revêtant souvent le costume
oudmourt, elle arpente la campagne pour porter ses chansons
auprès d’un public
très large. Alors qu’Alla Kuznecova chante sans distinction tout
ce qu’elle
voit autour d’elle, Galina Romanova bâtit de solides
poèmes d’amour, sensibles,
en mode mineur, mais toujours la tête haute. Elle écrit
également dans la
presse : c’est aujourd’hui l’une des figures de la vie
littéraire les plus
connues, et elle ne répugne pas à monter sur une
scène pour y faire son métier
de poète.
Au
contraire de Tatiana Černova, qui évite d’y monter même
quand elle y est officiellement appelée… Tatiana évoque
en moi les femmes des
poèmes d’Ašal’či. Une apparente fragilité, et pourtant
elle porte la vie au
travers de toutes les épreuves. Poétesse
particulièrement aimée, elle a lancé
aux femmes, avec son filet de voix cristalline, des appels pour
qu’elles
« rejettent leurs robes grises » et qu’elles
apparaissent avec tout
l’éclat de leur sensibilité… Des poèmes aux
thèmes très divers, inspirés autant
par les êtres humains que par la pluie ou par l’amour, une voix
tendre et
résolue, en mode mineur, « una corda »…
Et d’autres noms encore, Liudmila Kutjanova, déjà affirmée, Liubov Tihonova et d’autres plus jeunes, qui ont commencé à donner et qui promettent. Qu’on me permette de souligner une dimension émouvante de ces femmes aux profils si différents : je ne sais si elles se fréquentent, si elles sont amies. Mais je suis témoin : elles connaissent les poèmes les unes des autres, elles les récitent, les chantent et les traduisent, et par là, se montrent solidaires dans un univers où il est plus fréquent qu’on se fasse des crocs-en-jambe…
Il
n’est pas besoin de répéter l’importance d’une
littérature en langue nationale pour conforter le sentiment
d’appartenance à
une communauté culturelle. La recherche des racines est
également un facteur
important de ce processus de réappropriation. On le voit se
manifester dans
diverses directions.
D’abord
dans la recherche proprement dite : travail de
terrain (comme expéditions archéologiques), publications
diverses. Quelques
ouvrages récents présentent la préhistoire des
Oudmourts à partir des résultats
des toutes dernières fouilles [Ivanova 1994, Griškina 1994a,
Griškina 1994b].
Il faut souligner leur caractère didactique. Deux d’entre eux
étaient offerts à
tous les délégués et invités au IIe
Congrès des Oudmourts. Mais il
est clair que leur objectif dépasse la simple synthèse
des connaissances
actuelles dans ce domaine : il s’agit de faire partager le
sentiment d’une
appartenance commune enracinée dans un passé jusqu’ici
obscur.
Cet
intérêt pour l’archéologie ou plutôt pour la
préhistoire
se manifeste également d’une autre manière, qui
révèle un ciblage « grand
public » : c’est la production d’un film à grand
spectacle
(subventionné par le gouvernement d’Oudmourtie) intitulé Ten’
Alangasara (L’ombre d’Alangasar). C’est le premier
film à thème oudmourt (il s’inspire de
légendes) : il était au centre de
l’attention lors de sa parution fin octobre 1994 ; on disait
même qu’il
s’agissait du premier « film oudmourt » — bien
que fait à Moscou,
avec une majorité de comédiens non oudmourts, et quoique
l’on y parle
exclusivement russe. Y sont présentés les Oudmourts
d’avant la période
historique ; il traite donc d’une époque quasi mythique,
essentielle pour
la constitution d’une identité et d’une conscience
nationales. C’est une
entreprise considérable d’avoir osé aborder ce
thème. C’est là d’ailleurs à mon
sens et à mon goût l’unique mérite du film (que
j’ai eu l’occasion de voir lors
de sa parution). Il m’a frappée par un langage
cinématographique farci d’effets
ridiculement kitch et par une présentation peu convaincante de
ces anciens
Oudmourts, montrés comme des sauvages à demi nus poussant
force grognements,
dansant autour de feux de camp et se livrant à toutes sortes de
sacrifices…
Laissons aux historiens et aux ethnographes le soin d’apprécier
la rigueur des
représentations (le film n’avait d’ailleurs aucune
prétention documentaire).
Je me bornerai à deux remarques : d’une part ces images
transmettent le
cliché traditionnel du sauvage vu par le civilisé. Ce
lieu commun est heureusement
mis à mal par l’ethnographie moderne, qui a réussi
à toucher un tant soit peu
le grand public. Ma deuxième remarque porte sur la vision que
les Oudmourts de
la campagne ont portée sur le film : sensibles, plus
que moi, à la beauté
des paysages et des rayons de soleil
filtrant la brume, ils ont été en revanche
profondément choqués par
l’image qui ressort d’eux. Ils se sentent aussi blessés que lors
du procès du Vieux
Moultane[14] :
ils ne se reconnaissent pas dans l’image de ces ancêtres ne
faisant que des
sacrifices, forçant un pauvre homme à sacrifier sa vache,
s’adonnant à un coït
rituel, grognant et bondissant ; ils disent : « Ce
n’est pas
nous, on n’a jamais fait cela ! ». Peu importe
l’historicité des
faits montrés : ce qui compte, c’est qu’on ne se
reconnaît pas dans ces
ancêtres, qui ne correspondent pas à l’identité que
l’on recherche ; ils
sont dès lors rejetés. Le film n’a pas répondu
à l’attente : la diffusion
d’un mythe fondateur, d’un miroir permettant de se définir
aujourd’hui.
Préhistoire
pour le présent, histoire récente à digérer
et
assumer : ce deuxième thème est
particulièrement compliqué. Car l’histoire
récente est un sujet de travail qui a plus que d’autres souffert
dans le
courant du XXe siècle. Bien des questions
délicates ont reçu des
réponses exclusivement politiques : par exemple celle des
débuts de la
littérature oudmourte. Il fut un temps où
prétendre qu’il y avait une
littérature oudmourte avant 1917 était dangereux.
Péter Domokos s’en souvient,
lui qui a osé l’affirmer (mais il était en Hongrie).
Aujourd’hui nous sommes à
une étape différente de l’historiographie, dont il est
encore difficile de dire
si elle sera plus sereine ou plus scientifique. En tout cas, bien des
choses
ont été revues depuis une dizaine d’années. La
publication en oudmourt de l’article
publié par Jean-Luc Moreau [Moreau 1966] sur la
littérature oudmourte en est
la preuve[15].
Alors
que dans les années 1970 Foma Kuz’mič Ermakov
s’isolait en faisant d’une véritable et totale
réhabilitation de Gerd son
cheval de bataille, aujourd’hui tous se penchent sur cette figure et
publient
des articles sur sa personne et sur son oeuvre. On ne peut que se
réjouir de ce
retournement, et de ce qu’une personnalité aussi riche et
fascinante suscite
aujourd’hui les recherches qu’elle mérite. Il faut se
réjouir aussi d’avoir le
premier volume des œuvres de Gerd, sorti des presses cet automne, et
offert,
lui aussi, aux délégués et invités du
Congrès [Gerd, 1994]. Mais est-ce un
hasard si, dans ce volume, il manque les poèmes consacrés
à Lénine ? Ou
bien est-ce un effet de balancier, d’après lequel on brûle
aujourd’hui les
idoles d’hier ? Ces poèmes ont été
écrits, ils font partie de l’acquis de
Gerd. On ne peut apprécier cet auteur sans tenir compte de
toutes les facettes
de son intervention. Sera-t-il jamais étudié
indépendamment des modes
politiques et idéologiques ?
Autre
facette de cette quête de racines tous azimuts :
le réveil religieux. L’histoire nous apprend que
l’orthodoxie a été pour les
Oudmourts la religion du seigneur et qu’elle lui a été
imposée plus par la
force que par l’incitation. Malgré le faible nombre
d’églises subsistantes
(certaines ont été détruites, d’autres sont en
ruines)[16],
l’orthodoxie n’a pas manqué de marquer les Oudmourts. Dans
quelle mesure se la
sont-ils appropriée ? Je ne suis pas en mesure de porter
une appréciation
fondée. Je me bornerai à constater que dans toutes
les fermes, un coin de la
pièce centrale est consacrée à l’icône,
laquelle est encadrée de serviettes
blanches à extrémités brodées, en
général tissées et brodées par les femmes
de
la famille. Je n’ai pas eu l’impression que la dévotion
fût très profonde, mais
la présence de l’icône montre en tout cas que la tradition
est enracinée. Ce
qui est resté en sourdine pendant la période
soviétique, c’est la religion
traditionnelle des Oudmourts, ce que l’on appelle parfois leur
« paganisme ». Il nous est bien connu par les
textes recueillis à la
fin du siècle dernier, par les récits d’explorateurs
(avant 1917, l’essentiel
de la littérature sur les Oudmourts portait sur leurs croyances
et sur leurs
rites). Depuis que l’Oudmourtie s’est ouverte, de nombreux
étrangers ont pu
assister à des cérémonies traditionnelles
renaissantes, voire les filmer (Aado
Lintrop, Anna-Leena Siikala). Celles-ci se multiplient. Cette
tradition est
sans doute restée plus vivace à l’extérieur des
frontières de l’Oudmourtie, en
Tatarie ou en Bachkirie, où les traditions islamiques ont en
quelque sorte
protégé le « paganisme » oudmourt
de l’intrusion de l’orthodoxie.
Depuis deux ans l’Association de la Culture Oudmourte organise au mois
de
juillet la fête dite « Gerber », qui
était l’un des grands
rassemblements traditionnels. L’organisation de cette fête a elle
aussi pour
but de resserrer les liens d’un peuple avec son essence et son
identité.
Malgré
l’ouverture de ces dernières années, les relations
avec l’étranger demeurent ce qu’elles étaient,
quelque chose d’extraordinaire,
voire de tabou. Il n’est pas difficile de s’en convaincre après
avoir vu
comment on s’acharne à vouloir accueillir chez soi
« les étrangers »,
à leur rendre service, à les traiter comme des sortes de
demi-dieux particulièrement
fragiles… Il est vrai qu’Iževsk et toute la République ont
été rigoureusement
fermées aux étrangers pendant des décennies. Et le
président Eltsine, lors de
son voyage à Iževsk, fin novembre 1994, a affirmé qu’en
raison du développement
de la criminalité, la ville devrait sans doute être
à nouveau fermée… Tout
voyage à l’étranger est ressenti encore comme un
privilège exceptionnel. Toute
invitation suscite inévitablement l’envie…
Qui
plus est, l’ouverture garde une ineffaçable odeur de
souffre. Que signifie en effet, pour les Oudmourts,
l’étranger ? Paris,
New York, Londres, ou Berlin sont des lieux pratiquement inaccessibles.
Les
possibilités réelles de déplacement se
bornent aux trois états de peuples
parlant une langue finno-ougrienne où se manifeste un certain
intérêt à l’égard
des peuples « apparentés ».
La
Hongrie reste éloignée sans être inexistante. C’est
que
le principal chercheur étranger qui, dans les vingt
dernières années, a écrit
sur l’Oudmourtie, est le hongrois Péter Domokos, qui dirige
actuellement la
chaire d’études finno-ougriennes de Budapest. Domokos a
suscité en Oudmourtie
même, notamment dans la période soviétique, bien
des polémiques ; mais il
a fait beaucoup pour que le nom de ce peuple résonne hors des
frontières de la
Russie. Aujourd’hui son livre sur la littérature oudmourte est
traduit en russe
[Domokos, 1993][17].
Une
deuxième remarque : le président hongrois
Árpád Göncz a fait au mois de
juin 1993 un geste politique dont les conséquences ont
été considérables :
il a fait une longue tournée dans toutes les régions
finno-ougriennes de
Russie, au cours de laquelle il a rencontré aussi bien les
autorités
institutionnelles que les mouvements nationaux. Menée avec
finesse et fermeté,
cette manifestation de soutien aux identités finno-ougriennes a
marqué les
populations : voilà un chef d’État qui parle, comme
à des égaux, à des
gens rejetés par l’attitude publique dans les poubelles de
l’histoire… Encore
un pas de franchi sur le chemin de la dignité. Les
échanges avec la Hongrie existent
et se développent. Mais elle n’en reste pas moins fort
éloignée
géographiquement et les voyages coûtent cher…
La
Finlande n’est pas moins éloignée, non seulement
géographiquement, mais aussi du point de vue
économique et intellectuel. Le
niveau de vie y est tel que les échanges ne peuvent se
développer qu’à ses
frais ; or elle se trouve en pleine crise économique. Il y
a cependant une
certaine circulation entre les deux pays, due à plusieurs
facteurs. Outre de
remarquables universitaires travaillant ou ayant travaillé
sur la culture oudmourte
(par exemple Anna-Leena Siikala, professeur de folklore à
l’Université de
Helsinki), il existe en Finlande une association, l’association M.A.
Castrén
(M.A. Castrénin Seura), par laquelle passent les
subventions que l’État
finlandais entend donner aux échanges entre FinnoOugriens.
Elle invite
régulièrement des chercheurs pour des séjours
d’étude, et a même organisé un
voyage en Oudmourtie en juin 1995. Enfin d’autres organisations
s’intéressent
activement à l’Oudmourtie, notamment des organisations
religieuses (association
pour la traduction de la Bible, représentants de diverses
confessions…).
L’Estonie en revanche est plus proche — et là, les choses se gâtent. Car si les Estoniens ont d’excellents atouts pour pénétrer le monde oudmourt (ne proviennent-ils pas du même univers soviétique ?) — la communication est plus facile, la confiance s’établit plus facilement au niveau des individus —, la jeune république estonienne n’est guère en odeur de sainteté en Russie. Elle fait l’objet d’un traitement haineux dans les médias : les Estoniens se voient reprocher leur volonté d’indépendance, et le fait qu’ils se sont très vite éloignés du modèle russe et de l’influence de leur voisin. L’Estonie est donc suspecte[18]. Il a souvent été demandé aux étudiants estoniens qui m’accompagnaient si ce n’était pas mieux avant, « quand on ne nous avait pas séparés ». Donc ceux des Oudmourts qui ont le plus de rapports avec l’Estonie sont du coup suspects de… nationalisme, pour reprendre un vieux terme ayant bien servi dans les années trente. Cela rappelle le climat qui entourait Kuzebaj Gerd…
En
synthèse de nos observations, il convient de présenter un
tableau nuancé des progrès et des freins. Et d’abord de
préciser la question.
L’auteur de ces lignes se place d’un double point de vue. Celui qui l’a
amenée
à constater que les Oudmourts, à l’instar de tant
d’autres peuples, ont une
culture originale et riche qu’il serait dommage de voir
disparaître ; et
deuxièmement qu’une large majorité d’entre eux
désire la voir subsister et en
apprécie la valeur. Il y a là deux raisons suffisantes
pour que le maintien de
l’identité oudmourte vaille qu’on s’y intéresse.
Dans
cette perspective, comment apprécier la situation
actuelle ? Elle est incontestablement plus favorable qu’il y a
quinze ans
— même si au jour le jour, les difficultés et les
déceptions font que les
progrès, tenus pour acquis, perdent aussitôt de leur
valeur. Aujourd’hui on ose
plus qu’avant être soi-même. Quand les camarades de classe
du petit Vova Orehov
l’insultent parce que « votiak », l’enfant, qui a
onze ans, n’a pas
honte de son identité, bien au contraire : il est fier
d’avoir quelque
chose de plus, de parler non seulement russe, mais oudmourt. C’est une
nouvelle
dignité, impensable il y a quinze ans : les parents osent
s’exprimer, les
grand-mères transmettent à leurs petits-enfants ce
qu’elles n’ont pas osé
donner à leurs enfants.
Les
difficultés, celles qui font chanceler l’espoir, sont
d’ordres très différents. Tout d’abord d’ordre
économique ; les rênes,
dans cette période d’accumulation primitive de capital, sont
dans les mains
d’affairistes sans scrupules. Les Oudmourts, les Finno-Ougriens en
général
d’ailleurs, sont faiblement aguerris pour faire face à un
système de concurrence.
Ils se sentent bien dans des cadres de solidarité et non de
lutte. Comment ce
tournant de l’économie et notamment de l’agriculture russe
sera-t-il
négocié ? Beaucoup dépend de la
réponse à cette question.
Le
deuxième ordre de difficultés tient à l’action
organisée
de la part des Oudmourts eux-mêmes. Qu’est-ce qui a
changé ? Pour
l’instant, à voir dans tous les domaines les gens en place, on
se pose des
questions. Peu ont changé. Aurions-nous à faire au
phénomène si bien formulé
par le Tancrède du Guépard de T.
di
Lampedusa : «Il faut que tout change pour que tout reste
pareil » ? Mais la première question est de
fixer des objectifs de
combat : les Oudmourts parviendront-ils à se donner des
objectifs communs
et réalistes ? Entre une indépendance que personne
ne revendique
sérieusement et l’assimilation dans une société
russe et russifiée, quel est le
créneau optimal ? Pour l’instant, l’enjeu est de taille et
la situation
peu claire. Mais pourrait-elle l’être? II faut sans doute un plus
grand
mûrissement, une expérience politique plus large que celle
dont les cadres
oudmourts bénéficient. Première
échéance : les élections
présidentielles
du printemps 1995, où un Oudmourt, M. Tubylov, se
présente contre le chef du
gouvernement actuel, l’Ukrainien Volkov, porté par le complexe
militaro-industriel. Ce sera l’occasion de se faire les dents, mais il
en
faudra sans doute encore bien d’autres avant que les perspectives ne se
décantent[19].
Le
troisième ordre de difficultés est beaucoup plus objectif
et inquiétant : l’Oudmourtie est un enjeu sur lequel
Moscou peut
difficilement se permettre de lâcher du lest. Les récents
événements de
Tchétchénie montrent à quel point les
« petits » sont ressentis comme
dangereux. Et ce non seulement à Moscou : habitués
à considérer les
autochtones, les « allogènes » comme
on disait à l’époque tsariste,
comme des êtres de seconde zone, des demi-sauvages incapables de
se cultiver,
en tout’ cas des êtres inférieurs, les Russes d’Oudmourtie
ne sont
manifestement pas prêts à leur accorder une nouvelle
dignité. Il y a certes des
différences : à la campagne, le partage des
conditions de vie a conduit à
un rapprochement qui exclut les comportements discriminatifs. Il arrive
même
que des Russes parlent oudmourt. Comme le « chef de
l’administration » de la province de Jukamenskoje,
originaire de la
région de Debjos : cet élu (il a été
porté à son poste par le suffrage
universel), qui se revendique communiste, a grandi dans un village
où
Oudmourts, Russes et Bessermans se côtoyaient ; il parle
couramment
oudmourt et traduit même en russe des chansons et des
poèmes oudmourts… Ce cas,
moins exceptionnel qu’on ne pourrait le croire en province, ne se
retrouve
guère en ville, où une population d’origine très
mêlée ignore tout du terreau
oudmourt et l’appréhende avec ignorance et mépris. Ce
profond sentiment de
supériorité est difficile à combattre. Il est
encore plus difficile à
déraciner. S’il est vrai qu’il n’y a pas à craindre
d’explosions de violence de
la part des Oudmourts, la revalorisation de leur culture risque de se
heurter à
un freinage considérable de la part des autres acteurs de la vie
sociale.
Un
dernier élément est à prendre en compte : le
fait
qu’au Sud et à l’Ouest, la Tatarie, forte de sa population
nombreuse et
résolue, d’une conscience nationale autrement aguerrie et d’une
histoire
politique d’état, tient tête à Moscou et veut
constituer dans la région de la
Volga un pôle d’opposition au pouvoir central dont elle serait
l’animatrice. Il
y a là une inconnue pour l’avenir, dont l’issue dépend
aussi pour beaucoup de
la situation globale de la Russie sur d’autres fronts, y compris le
front
islamique.
Somme
toute, le facteur principal reste la détermination des
Oudmourts eux-mêmes à rester en vie. Dans les dix
dernières années cette
détermination a grandi. Mais a-t-elle grandi suffisamment ?
Le jeu vaut-il
la chandelle ? Autrement dit, les efforts nécessaires pour
aboutir
sont-ils proportionnels au gain escompté ? Une partie
encore importante de
la population oudmourte ne se sent pas vitalement concernée par
les enjeux
culturels. Une autre partie finira peut-être par se lasser de
lutter sans
résultats qualitativement sensibles. Pour l’instant, il n’y a
pas dans la capitale
une seule école où l’oudmourt soit enseigné, ne
serait-ce que comme matière à
option. Sera-t-il possible, sans l’aide de l’école, en une
époque de
mondialisation, de vidéo et de télé, d’alimenter
longtemps cette volonté
d’exister en tant que tel ? Ou bien l’envie d’être comme
tout le monde
l’emportera-t-elle ? II est tôt pour répondre. Mais
les enjeux sont bien
là.
Eva TOULOUZE
Université de Tartu,
Estonie
What
is the present stage of the national
identity conscience of the Udmurt
population and which are the perspectives of survival of this ethnic
group?
These are the questions the article intends to consider, using
different kind of
materials, including expeditions to Udmurtia.
The first and
main opposition is between the town
(especially the capital Izhevsk), which is Russian, and the
countryside, where
the traditional way of life is still alive. The Udmurt identity is based in the
countryside, but most of the active Udmurt leaders, most of the
intellectuals,
live in town, in a Russian environment, far from their roots; they must
adapt
to everyday life conditions. The Udmurts from the countryside, living
in
villages, often feel that those who should represent them are too
distant:
there is an increasing gap between those two groups of Udmurts.
The life in
the countryside is still hard: most of the material and spiritual tasks
are in
charge of the women, the masculine population suffers in large
proportions of
alcoholism. Women are also the most
active bearers of the traditional culture: handcrafts,
folklore. The
history has been severe to Udmurts, and has deeply rooted fear in the
people’s
psychology. This fear can’t disappear so soon, and makes the
Udmurt population
quite frail in its survival purpose.
Nevertheless
in the last ten years there has been a formidable evolution. In
connection with
the political events in Russia, Udmurts have created their own
organizations;
among them Kenesh, a political organization, which has already
organized two
all-Udmurt Congresses. The dignity of the Udmurt language, of the
Udmurt
identity has been confinned. There are new newspapers, magazines,
and although
the material conditions of the literary life are getting more and more difficult, some voices are emerging,
as those of some remarkable poetesses: Alla Kuznetzova, Tatyana
Chernova, Galina Romanova, Lyudmilla Kutyanova, Lyubov Tihonova… The
Udmurt
identity is expressed also in other ways: by the developments of the
sciences
more connected with ethnicity as history, archeology, literary
research,
folklore, ethnology. Some foreign scholars’ researches about Udmurt
literature,
which were harshly criticized fifteen years ago, have now been
published in
Izhevsk.
Udmurtia
has been a closed region, prohibited to foreigners, until the last
years. This
isolation is now finished, but the outside world remains deeply alien.
The
better known countries are Hungary, Finland and Estonia. The president
of
Hungary has visited in 1993 all Russia’s Finno-Ugric regions, his
interest has
encouraged the national conscience. Finland is psychologically
very far and
very different, but the contacts are developing especially between
scholars. Estonia could be the closest, for the common
Soviet past helps communication and the understanding by Estonians of
the real
life conditions in Udmurtia. But all
Estonian connections are suspect for political reasons, as the young
Republic
is not real] y appreciated by Russian press and media.
There
have been clear progress in national conscience. But is it enough?
Russia is
changing, but Udmurtia, as an important industrial region, as a center
of arms production, is too
important to the central government to be neglected. The survival of
the
Udmurts as a specific culture depends on their own will to preserve
they
particular features.
[1]
La littérature oudmourte est un
ouvrage de synthèse qui éclaire du même coup
l’arrière-plan socio-politique de
la vie culturelle.
[2] Iz mraka (Depuis les ténèbres…), Iževsk, 1994, 496 p.
[3] Šimec pejmytyc (Des ténèbres à la lumière), Iževsk, 1982, 303 p.
[4] La République Mari, ainsi que le pays des Khantys et des Mansis. Mais la remarque vaut également, en partie, pour l’Estonie.
[5] On trouvera une violente critique de ces mesures par exemple dans le grand roman mari de Sergej Čavajn, Elnet.
[6] Nous touchons d’ailleurs ici à un problème qui n’est pas, à mon avis, totalement élucidé. Jusqu’à quel point la société oudmourte était-elle différenciée ? Cette question reste chargée d’un poids politique et idéologique. L’historiographie des années soviétiques avait en effet intérêt à montrer l’existence d’une bourgeoisie oudmourte impitoyable envers son propre peuple pour justifier sa politique de dékoulakisation. Il serait temps de procéder à des études scientifiques plus sereines.
[7] Oui, Moscou : dans les années 20 en effet, une partie des intellectuels oudmourts fait des études à Moscou. C’est ainsi que Kuzebaï Gerd rencontrera à l’Institut de littérature de remarquables personnalités de la littérature russe et mondiale ; il n’en dirigera pas moins des publications et des revues en oudmourt depuis Moscou, sans se couper de la vie culturelle de son pays.
[8] Ces petites cabanes situées soit dans la cour des maisons les plus grandes, soit un peu à l’extérieur du village, étaient le foyer des cultes traditionnels. Elles ont été presque toutes démolies pendant la période soviétique. C’est auprès de celle qui reste, au village de Kuzebajevo, que l’on a renoué avec la tradition de la fête traditionnelle « gerber », à la mi-juillet. Il s’en trouve en fait nettement plus dans les villages oudmourts situés à l’extérieur de la République d’Oudmourtie, en Tatarie ou en Bachkirie.
[9] G. Medvedev, M. Konovalov, D. Korepanov (Kedra Mitrej) ont été réhabilités dès 1956 [Ermakov 1995 : 67].
[10] Des statistiques intéressantes et effrayantes ont été communiquées après la rédaction de cet article au Congrès de Jyväskylä des Finno-Ougristes par le jeune chercheur oudmourt Sergej Pakriev : l’alcoolisme touche 68 % des hommes et 12 % des femmes en milieu rural. En tout, c’est 50 % de la population qui est affectée par ce phénomène.
[11] Ce n’est pas un phénomène original : le dynamisme féminin opposé à une certaine passivité masculine, à un laisser-aller fataliste dans l’alcool, à une sorte de suicide larvé… Je pourrais facilement comparer la situation que j’ai vue en Oudmourtie avec par exemple celle qui domine dans les campagnes et notamment dans les îles estoniennes.
[12] Votiak, donc idiot.
[13] Aux dernières nouvelles, remontant à l’été 1995, il se serait retiré de Keneš et travaillerait dans les douanes…
[14] Suite à la découverte, aux alentours du village Vuž-Multan, du cadavre d’un mendiant, un procès a été ouvert contre dix paysans accusés d’avoir commis un meurtre rituel. Pendant quatre ans, de 1982 à 1986, les experts se sont succédé et ont présenté, de manière contradictoire, les coutumes oudmourtes. Les chercheurs oudmourts ont toujours nié l’existence d’une pratique de meurtres rituels.
[15] Rappelons, pour mesurer l’ampleur de la distance franchie, qu’en 1976, V.M. Vanjušev [Vanjušev 1976] attaquait Moreau avec violence : « Voilà comment les soviétologues bourgeois tentent de falsifier l’histoire de la littérature oudmourte, tout en misant sur le développement des vues nationalistes chez les Soviétiques. L’étude du finno-ougriste français se trouve dans la droite ligne des travaux des soviétologues bourgeois » (p. 55). « Ce qui se manifeste dans les affirmations erronées de Jean-Luc Moreau, c’est l’absence d’une approche socio-historique » (p. 60).
[16] Avant la Révolution, Sarapul était connue par le nombre de ses établissements de culte (22 en fonctionnement). Entre 1918 et 1930, une dizaine d’établissements a été détruite entièrement ou partiellement [Šumilov, 1993 : 4-43].
[17] Une analyse détaillée de cette traduction révèle d’inimaginables décalages entre le texte original et celui qui est désormais accessible aux russophones. Ce problème fera l’objet d’une autre étude.
[18] Les médias russes ont profité de la crise tchétchène pour accuser l’Estonie de faire la guerre à la Russie par Tchétchénie interposée. Les Estoniens ont ainsi appris l’existence de fantomatiques régiments de femmes volontaires estoniennes combattant en Tchétchénie, les « belye kolgotki » (bas blancs). Ce n’est qu’un exemple de l’atmosphère créée par les médias autour de l’Estonie.
[19] Au début de 1995, les élections ont été annulées : l’Oudmourtie n’aura pas de président élu au suffrage universel. En revanche, les élections au Soviet d’État ont eu lieu au printemps. V.K. Tubylov, faute d’être président, a été élu député. Il y a 16 Oudmourts au Soviet d’État d’Oudmourtie.