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D’abord formée sur la base de travaux de linguistes, l’idée
d’une « famille » finno-ougrienne n’a cessé d’encourager et
d’entretenir d’étroites relations entre chercheurs et artistes
de tout l’espace finno-ougrien : Oural-Volga, Baltique,
Sibérie, Europe centrale. Depuis le XIXe s., la littérature
est un moyen important de construire, développer ou
ressusciter des identités nationales fondées sur des
caractéristiques ethnolinguistiques, et les arts du spectacle
lui donnent une portée quasiment universelle. Cet exposé
présente le rôle des créations théâtrales dans les étapes
successives du développement des arts dramatiques en langue
nationale dans ce périmètre de l’Oural et de la Volga, où
plusieurs peuples finno-ougriens (Mordves, Maris, Oudmourtes,
Komi) sont depuis longtemps en contact entre eux et avec
d’autres peuples de Russie. À partir de la communauté
imaginaire issue de la comparaison des langues, une communauté
bien réelle s’est tissée au fur et à mesure des nombreux
échanges culturels auxquels la famille linguistique servait de
prétexte. Mais si une certaine similarité se dégage de
l’histoire de ces théâtres depuis les années 1910, on verra
que les initiatives et la créativité sont plus ou moins
dynamiques selon les régions
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Fondée essentiellement sur des critères linguistiques, la conscience de la parenté finno-ougrienne a donné lieu à des relations étroites entre chercheurs et artistes de toute l’aire finno-ougrienne : Oural-Volga, Baltique, Sibérie, Europe centrale. Depuis le xixe siècle, la littérature est un important moyen de construction, de développement et de revitalisation des identités nationales à partir de caractéristiques ethniques et linguistiques. Entre les différents genres littéraires, le théâtre a tendance à être celui qui s’adresse au public le plus vaste – lettré ou non, riche ou pauvre[1]. Pour ces raisons, il est intéressant d’étudier le rôle des créations théâtrales dans les étapes successives du développement du théâtre en langue nationale, en particulier dans l’espace Oural-Volga, où plusieurs peuples finno-ougriens (Mordves, Maris, Oudmourtes, Komis) sont en contact depuis longtemps avec d’autres peuples de Russie. Dans quelle mesure cette parenté a-t-elle permis ou encouragé des interactions entre cultures finno-ougriennes, dans le domaine du théâtre ? Je vais considérer ici la fondation des institutions d’État, la création de répertoires propres, ainsi que les congrès et festivals qui sont d’importantes plateformes d’interaction culturelle entre les artistes de langues finno-ougriennes.
L’identité finno-ougrienne joue un rôle essentiel dans le monde intellectuel komi depuis l’éveil national du xixe siècle[2]. Elle repose sur une idée double : d’une part, l’origine supposée commune des peuples parlant des langues finno-ougriennes ; d’autre part, le sentiment d’appartenir à une communauté internationale contemporaine de peuples supposés partager une partie de leur patrimoine culturel en raison de cette origine commune – ce que Benedict Anderson appelait une « imagined community » (Anderson 2006).
Au début du xxe siècle, le linguiste et historien komi Andrej Andreevič Cember joue un rôle important dans la connaissance du patrimoine komi d’un point de vue finno-ougrien. Il aide les chercheurs finnois et hongrois à explorer le folklore komi (Fedjunëva et al. 1998, p. 544) et publie le fruit de ses propres collectes à Ust’-Sysol’sk en 1913-1914. Afin de comparer ces langues avec les leurs, ces chercheurs collectent de la poésie populaire, qui va inspirer à son tour la création littéraire[3]. Comme on l’a vu dans le chapitre consacré à la parenté finno-ougrienne (supra p. 101), ce sentiment d’appartenance issu de la connaissance d’un patrimoine culturel commun est bel et bien partagé par les intellectuels des autres peuples de la famille et demeure souvent attaché à l’imaginaire finno-ougrien.
Depuis la fin du xxe siècle, les congrès et les festivals, avec une large dimension internationale, sont d’importantes plateformes pour les échanges culturels entre artistes de langues finno-ougriennes, alimentant la création en langue nationale dans le contexte de la mondialisation. Par exemple, l’« ethnofuturisme », concept né à la fin des années 1980 en Estonie, a eu un large impact avec le « 1er congrès international des jeunes écrivains finno-ougriens sur l’ethnofuturisme » (Tartu, mai 1994). Ce mouvement a rentré un certain succès en Oudmourtie[4], où il s’est enraciné durablement et est devenu depuis lors une source vigoureuse de création (idées, techniques) dans toutes les disciplines artistiques, y compris la mode (Dugast-Casen 2011, pp. 121-122). Désormais, les artistes font la promotion de ces idées esthétiques auprès de tout le monde finno-ougrien.
Une autre initiative importante fut lancée en 1989 par l’écrivain mari et ministre de la Culture Miklaj Rybakov, qui invita des écrivains et chercheurs finno-ougriens du monde entier[5] à se réunir à Joškar-Ola (Toulouze 1991, pp. 153-164) : ce fut la première rencontre de ce qui allait devenir une conférence internationale biennale. Ces contacts se sont rapidement développés dans les années 1990, et les écrivains de tous ces pays ont fondé une Association des littératures finno-ougriennes (id., p. 161 ; Toulouze 2015).
Mais pour les arts dramatiques, le principal événement international est sans aucun doute le Festival de théâtre finno-ougrien « Majatul ». Depuis 1992, le Théâtre national mari M. Šketan, à Joškar-Ola, accueille cette manifestation tous les deux ans, avec des artistes venus de toutes les régions finno-ougriennes de Russie et de l’Union européenne. Il a pour but d’encourager la création théâtrale en langues finno-ougriennes et de donner aux artistes un nouveau souffle d’inspiration.
Les voyages et rencontres des écrivains finno-ougriens de Russie, de Finlande, d’Estonie et de Hongrie stimulent vigoureusement les échanges, et l’inspiration des auteurs est enrichie par la découverte des cultures. Pendant ces conférences et festivals, les pièces tournent, les écrivains élargissent leur notoriété, et des projets communs sont lancés. Dans les domaines de la traduction et de l’édition, ces dernières années, plusieurs livres et collections ont vu le jour grâce à la collaboration entre différentes régions finno-ougriennes (par exemple, de la poésie en traductions multilingues publiée par Arvo Valton en Estonie et par János Pusztay à Szombathely). Un bon exemple de projet de partage du répertoire entre peuples finno-ougriens est une initiative du « Centre culturel finno-ougrien de la Fédération de Russie » en 2008 : la publication, à Syktyvkar, d’un recueil de pièces de dramaturges finno-ougriens de Russie (des quatre républiques de l’espace Oural-Volga ainsi que de Carélie), traduites en russe : Венок родной земли.
Si des écrivains finno-ougriens de l’espace Oural-Volga s’étaient déjà essayés à la composition de quelques textes dramatiques au début des années 1910 (1910-1912 en mari ; Eš-Terek en russe sur des thèmes oudmourtes par Kedra Mitrej en 1915[6] (Latyševa 1985, p. 8), les premières représentations eurent plutôt lieu peu après la Révolution (ibid.). Les troupes d’amateurs se multiplièrent rapidement dans les années 1920, s’efforçant de créer un « répertoire national », à la fois en écrivant de nouvelles pièces et en traduisant des classiques dans la langue nationale.
En
1927, le Théâtre mari créa
un Studio mari afin
de permettre aux acteurs de bénéficier d’une formation professionnelle dans
leur propre pays et dans la langue nationale. Ainsi naquit le
« Théâtre d’État mari » (1929), une institution unique
avec une fonction double : formation et création. Une école
supérieure distincte ouvrit en 1931, le Technicum mari des arts (aujourd’hui Collège
de la Culture et des Arts « I.S. Palantaj »), qui
forma une nouvelle génération d’artistes maris, dans une
orientation plus soviétique. En Komi, le théâtre fondé par
V.A. Savin en 1930 se sédentarisa à
Syktyvkar et ne
devint Théâtre dramatique d’État qu’en
1936 (aujourd’hui
« Théâtre académique Viktor Savin ») (Cagnoli 2011,
p. 59-60). Il semble que le Théâtre permiak a commencé plus
tard : en 1931, lorsque le village de Kudymkar devint une ville,
l’association artistique des « Blouses bleues »
organisa un studio d’acteurs et fonda le « Théâtre de la
jeunesse kolkhozienne », qui devint en 1935 un théâtre
national professionnel baptisé « Maxime Gorki »
(bilingue permiak-russe).
Ainsi, à l’exception des Maris, qui ont établi suffisamment tôt
des écoles professionnelles dans leur propre pays, les artistes
des autres États finno-ougriens de la région ont dû choisir
entre une formation de
théâtre amateur dans
leur pays natal ou une école professionnelle dans une
lointaine capitale russe – Leningrad (Vasil’ev, Romanov et al. 1988,
pp. 170-174) ou Moscou –
où l’enseignement n’était pas toujours disponible dans leur
langue nationale.
La traduction et l’édition sont de bons moyens de promouvoir les œuvres contemporaines et de partager les nouvelles idées avec un public plus large. Le drame de Savin Au lever du soleil, une fleur s’est fanée fut traduit du zyriène en permiak par Ivu Vaśiľ (V.I. Derjabin) sous le titre Šondi petikön lymdor ćaća kośmis (Moscou, 1926). De tels échanges entre artistes komis zyriènes, komis permiaks et même oudmourtes sont relativement aisés en raison de la proximité de leurs langues. Plus tard, au début des années 1960, les lecteurs komis zyriènes purent se familiariser avec d’autres dramaturgies finno-ougriennes, par exemple, grâce aux traductions komi zyriènes publiées dans la revue L’Étoile du Nord [Vojvyv kodźuv] (versions de pièces des dramaturges oudmourte et permiak A.N. Klabukov et S.A. Možaev).
Entre la déclaration de souveraineté (1990) et la ratification des statuts de la nouvelle Fédération de Russie, la question de l’identité nationale retrouva une place centrale dans la société. À cette époque, de nouvelles institutions furent fondées, comme le Théâtre de folklore à Syktyvkar, consacré aux spectacles en langue komie (aujourd’hui « Théâtre national de musique et de drame »). Comme on l’a vu précédemment, ce théâtre a inclus dans son répertoire quelques adaptations de pièces d’autres régions finno-ougriennes, par exemple Keŋež jüd [Nuit d’été] de Nikolaj Arban, adaptée en komi sous le titre Gožśa voj, muslun doj [Nuit d’été, chagrin d’amour].
L’opéra occupe une place à part au sein des arts dramatiques[7]. En Russie finno-ougrienne, les premiers spectacles musicaux furent donnés dans les années 1940 (à Saransk, où un Opéra existait déjà depuis 1935 ; en Oudmourtie en 1946 avec Svad’ba [Le Mariage] de Nikolaj Grehovodov). L’opéra devint plus « officiel » dans les années 1960, avec la création d’institutions d’État – les Opéras d’État de Syktyvkar (1958) et d’Iževsk (1967) – en même temps que le développement d’un répertoire national soviétique. German Korepanov et Gennadij Korepanov-Kamskij composent des opéras oudmourtes ; en rssa marie, la création du « 1er opéra national mari », Akpatyr, d’Èrik Sapaev d’après Čavajn, a lieu en 1963, suivi par Elnet d’Ivan Molotov (1971) ; à la même époque, en 1960, le « premier opéra national tchouvache », Šyvarmań, est mis en scène. Le renouveau post-soviétique conduit à une nouvelle génération de pièces musicales dans les années 2000, avec un nouveau focus sur le folklore, et même de véritables opéras en langues nationales, destinés à se substituer aux créations de l’ère précédente – Aldiar d’Èlina Arhipova en Mari-El (2001), Kuratov de Serge Noskov en Komi –, ainsi que du « premier musical oudmourte » (mais en russe) en 2009, Na kraju ljubvi [Au bord de l’amour], d’après la mythologie nationale. En Tchouvachie, les années 2000 voient aussi la création d’un nouvel opéra et d’un opéra-rock (2008).
Si l’on observe un développement similaire, à propos du théâtre en langues finno-ougriennes, dans les différentes région de l’espace Oural-Volga depuis les années 1910, les Maris semblent avoir joué un rôle de « porte-flambeau », montrant la voie aux théâtres finno-ougriens et les unissant dans le paysage culturel mondial du xxie siècle. Le sentiment de racines culturelles communes a encouragé ces peuples à entretenir d’étroites relations culturelles. La parenté est moins une cause de la similarité de leur développement culturel aujourd’hui qu’un prétexte à des rencontres régulières (congrès, festivals), qui s’avèrent d’importantes plateformes d’interaction culturelle entre artistes de langues finno-ougriennes.
[1] La télévision pourrait toucher un public plus vaste, mais elle nécessite de plus gros moyens de production, qui ne sont pas toujours disponibles pour des programmes en langue nationale.
[2] Dans le cas komi, il faut noter que les relations économiques entre les chasseurs ou pêcheurs komis et les marchands russes étaient déjà courantes bien avant le xive siècle. Les siècles suivants ont établi une domination russe par le biais de l’administration et de la religion : en conséquence, la culture komie dénote une très longue influence russe, profondément intégrée à la tradition – contrairement aux régions du bassin de la Volga, conquises par Moscou sous d’autres formes et plus récemment.
[3] Un autre type d’interaction finno-ougrienne joue un rôle important dans la culture komie : avec les voisins de la toundra, en Europe boréale et en Sibérie occidentale (Samoyèdes, Khantys, Mansis) – cf. les spectacles du dramaturge russophone Aleksandr Klejn dans les années 1960-1970 et de Svetlana Gorčakova dans les années 1990-2000). Dans ces exemples, il ne s’agit pas de « racines » finno-ougriennes communes mais clairement d’interaction culturelle.
[4] Ce qui n’est pas étonnant si l’on pense à cette caractéristique essentielle de la créativité chez les Oudmourtes : « The Udmurt ethnic mobilisation consists in a bottom-up production of group or individual creative initiatives turned toward the foreign exporting models, questioning the past in order to adapt it to the present times, and whose purpose is to build an identity strong enough for facing the current and future challenges. The Udmurt young generation is obviously aware of its capacity to be on an equal foot with any other culture. » (Dugast-Casen 2013, pp. 190-191)
[5] De Finlande, d’Estonie, de Hongrie et de diverses régions de Russie, ainsi que des émigrés.
[6] À
Blagoveščensk, en Extrême-Orient (oblast’ de l’Amur),
où il effectuait son service militaire dans l’armée
impériale russe à
la frontière chinoise pendant
la Première Guerre mondiale.
[7] À propos des opéras nationaux finno-ougriens, voir Fantapié & Cagnoli 2010.
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[CAGNOLI 2011] Sébastien Cagnoli. Ńobdinsa Vittor et
Francis Gag – Le théâtre au service de la langue. –
Nice : SERRE, 2011, 120 p. ill. ISBN 978-2-86410-553-4.
[DUGAST-CASEN 2013] Marie [Dugast-]Casen. « The strategy of
Udmurt culture in the 21st century », in Проблемы
этнокультурного взаимодействия в Урало-Поволжье: история и
современность – Samara : Académie d’État des Sciences
Humaines et Sociales de la Volga, 2013, pp. 188-195 (anglais
et russe).
[FANTAPIÉ & CAGNOLI 2010] Sébastien Cagnoli &
Henri-Claude Fantapié. « Kuratov de Serge Noskov – Écrire un
opéra national au XXIe siècle » // Études
finno-ougriennes, n° 42, 2010, pp. 127-158.
[FEDJUNËVA et al. 1998] Галина Валерьяновна Федюнева (отв.
ред.). Коми язык. Энциклопедия [La langue komie.
Encyclopédie] – М. : ДиК, 1998.
[LATYŠEVA 1985] Вера Алексеевна Латышева. Драматургия и
жизнь [Le théâtre et la vie]. – Ск: Коми кн. изд-во,
1985. 80 с. [Sous-titré « Évolution des genres de la
dramaturgie des peuples finno-ougriens de la Volga et de
l’Oural ».]
[TOULOUZE 1991] Eva Toulouze. « Compte rendu de la première
conférence des écrivains finno-ougriens (Joshkar-Ola, mai
1989) » // Études finno-ougriennes, n° XXIII, 1991,
pp. 153-164.
[TOULOUZE 2015] Eva Toulouze. « Le mouvement des écrivains
finno-ougriens » // Études finno-ougriennes, n° 46
(2014), 2015.
[VASIL’EV, ROMANOV et al. 1988] Сценическая педагогика,
вып. 3: Национальные студии ЛГИТМиК. Сборник научных
трудов. Ред. кол.: Ю.А. Васильев, П.В. Романов… – Л.:
ЛГИТМиК, 1988.
Texte paru dans S. Cagnoli, Lever de rideau sur
le pays komi – Un théâtre finno-ougrien de Russie
boréale en dialogue avec le monde, Adéfo &
L'Harmattan, 2018.
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