Colloque "Théâtre en langue minorée", Nice, 2014.

Sébastien CAGNOLI

INTERACTIONS ET IDENTITÉS DANS LES THÉÂTRES FINNO-OUGRIENS DE L’OURAL ET DE LA VOLGA

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D’abord formée sur la base de travaux de linguistes, l’idée d’une « famille » finno-ougrienne n’a cessé d’encourager et d’entretenir d’étroites relations entre chercheurs et artistes de tout l’espace finno-ougrien : Oural-Volga, Baltique, Sibérie, Europe centrale. Depuis le XIXe s., la littérature est un moyen important de construire, développer ou ressusciter des identités nationales fondées sur des caractéristiques ethnolinguistiques, et les arts du spectacle lui donnent une portée quasiment universelle. Cet exposé présente le rôle des créations théâtrales dans les étapes successives du développement des arts dramatiques en langue nationale dans ce périmètre de l’Oural et de la Volga, où plusieurs peuples finno-ougriens (Mordves, Maris, Oudmourtes, Komi) sont depuis longtemps en contact entre eux et avec d’autres peuples de Russie. À partir de la communauté imaginaire issue de la comparaison des langues, une communauté bien réelle s’est tissée au fur et à mesure des nombreux échanges culturels auxquels la famille linguistique servait de prétexte. Mais si une certaine similarité se dégage de l’histoire de ces théâtres depuis les années 1910, on verra que les initiatives et la créativité sont plus ou moins dynamiques selon les régions

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Introduction

    Fondée essentiellement sur des critères linguistiques, la conscience de la parenté finno-ougrienne a donné lieu à des relations étroites entre chercheurs et artistes de toute l’aire finno-ougrienne : Oural-Volga, Baltique, Sibérie, Europe centrale. De­puis le xixe siècle, la littérature est un important moyen de cons­truc­tion, de développement et de revitalisation des identités natio­nales à partir de caractéristiques ethniques et linguistiques. Entre les différents genres littéraires, le théâtre a tendance à être celui qui s’adresse au public le plus vaste – lettré ou non, riche ou pauvre[1]. Pour ces raisons, il est intéressant d’étudier le rôle des créations théâtrales dans les étapes successives du développement du théâtre en langue nationale, en particulier dans l’espace Oural-Volga, où plusieurs peuples finno-ougriens (Mordves, Maris, Oudmourtes, Komis) sont en contact depuis longtemps avec d’autres peuples de Russie. Dans quelle mesure cette parenté a-t-elle permis ou en­cou­ragé des interactions entre cultures finno-ougriennes, dans le do­maine du théâtre ? Je vais considérer ici la fondation des ins­ti­tu­tions d’État, la création de répertoires propres, ainsi que les congrès et festivals qui sont d’importantes plateformes d’inter­action culturelle entre les artistes de langues finno-ougriennes.

I. La conscience de la parenté finno-ougrienne – origines et interactions – à travers l’exemple komi

    L’identité finno-ougrienne joue un rôle essentiel dans le monde intellectuel komi depuis l’éveil national du xixe siècle[2]. Elle repose sur une idée double : d’une part, l’origine supposée commune des peuples parlant des langues finno-ougriennes ; d’autre part, le sen­timent d’appartenir à une com­munauté internationale contem­po­raine de peuples supposés partager une partie de leur pa­trimoine culturel en raison de cette origine commune – ce que Be­nedict Anderson appelait une « imagined community » (Anderson 2006).

    Au début du xxe siècle, le linguiste et historien komi Andrej Andreevič Cember joue un rôle important dans la connaissance du pa­trimoine komi d’un point de vue finno-ougrien. Il aide les cher­cheurs finnois et hongrois à explorer le folklore komi (Fedjunëva et al. 1998, p. 544) et publie le fruit de ses propres collectes à Ust’-Sysol’sk en 1913-1914. Afin de comparer ces langues avec les leurs, ces chercheurs collectent de la poésie populaire, qui va inspirer à son tour la création littéraire[3]. Comme on l’a vu dans le chapitre consacré à la parenté finno-ougrienne (supra p. 101), ce sentiment d’ap­par­tenance issu de la connaissance d’un patrimoine culturel commun est bel et bien partagé par les intellectuels des autres peuples de la famille et demeure souvent attaché à l’ima­gi­naire finno-ougrien.

II. Interactions actuelles dans l’espace Oural-Volga : le rôle moteur des Oudmourtes et des Maris 

    Depuis la fin du xxe siècle, les congrès et les festivals, avec une large dimension internationale, sont d’importantes plateformes pour les échanges culturels entre artistes de langues finno-ougri­ennes, alimentant la création en langue nationale dans le contexte de la mondialisation. Par exemple, l’« ethnofuturisme », concept né à la fin des années 1980 en Estonie, a eu un large impact avec le « 1er congrès international des jeunes écrivains finno-ougriens sur l’ethno­futurisme » (Tartu, mai 1994). Ce mouvement a rentré un cer­tain succès en Oudmourtie[4], où il s’est enraciné durablement et est devenu depuis lors une source vigoureuse de création (idées, techniques) dans toutes les disciplines artistiques, y compris la mode (Dugast-Casen 2011, pp. 121-122). Désormais, les artistes font la promotion de ces idées esthétiques auprès de tout le monde finno-ougrien.

    Une autre initiative importante fut lancée en 1989 par l’écrivain mari et ministre de la Culture Miklaj Rybakov, qui invita des écri­vains et chercheurs finno-ougriens du monde entier[5] à se réunir à Joškar-Ola (Toulouze 1991, pp. 153-164) : ce fut la première ren­contre de ce qui allait devenir une confé­rence internationale bien­nale. Ces contacts se sont rapidement développés dans les années 1990, et les écrivains de tous ces pays ont fondé une Association des littératures finno-ougriennes (id., p. 161 ; Tou­louze 2015).

    Mais pour les arts dramatiques, le principal événement inter­na­tional est sans aucun doute le Festival de théâtre finno-ougrien « Majatul ». Depuis 1992, le Théâtre national mari M. Šketan, à Joškar-Ola, accueille cette mani­fes­tation tous les deux ans, avec des artistes venus de toutes les régions finno-ougriennes de Russie et de l’Union européenne. Il a pour but d’encourager la création thé­âtrale en langues finno-ougriennes et de donner aux artistes un nouveau souffle d’inspiration.

    Les voyages et rencontres des écrivains finno-ougriens de Rus­sie, de Finlande, d’Estonie et de Hongrie stimulent vigoureusement les échanges, et l’inspiration des auteurs est enrichie par la dé­cou­verte des cultures. Pendant ces conférences et festivals, les pièces tournent, les écrivains élargissent leur notoriété, et des projets com­muns sont lancés. Dans les domaines de la traduction et de l’édi­tion, ces dernières années, plusieurs livres et collections ont vu le jour grâce à la collaboration entre différentes régions finno-ougriennes (par exemple, de la poésie en traductions multilingues publiée par Arvo Valton en Estonie et par János Pusztay à Szom­bathely). Un bon exemple de projet de partage du répertoire entre peuples finno-ougriens est une initiative du « Centre culturel finno-ougrien de la Fédération de Russie » en 2008 : la publication, à Syktyvkar, d’un recueil de pièces de dramaturges finno-ougriens de Russie (des quatre républiques de l’espace Oural-Volga ainsi que de Carélie), traduites en russe : Венок родной земли.

III. Développement des arts dramatiques finno-ougriens dans l’espace Oural-Volga

    Si des écrivains finno-ougriens de l’espace Oural-Volga s’étaient déjà essayés à la composition de quelques textes dra­ma­tiques au début des années 1910 (1910-1912 en mari ; Eš-Terek en russe sur des thèmes oudmourtes par Kedra Mitrej en 1915[6] (Latyševa 1985, p. 8), les premières représentations eurent plutôt lieu peu après la Révolution (ibid.). Les troupes d’amateurs se multiplièrent rapidement dans les années 1920, s’efforçant de créer un « ré­pertoire national », à la fois en écrivant de nouvelles pièces et en tra­dui­sant des classiques dans la langue nationale.

    En 1927, le Théâtre mari créa un Studio mari afin de permettre aux ac­teurs de bénéficier d’une formation professionnelle dans leur propre pays et dans la langue nationale. Ainsi naquit le « Théâtre d’État mari » (1929), une institution unique avec une fonction double : formation et création. Une école supérieure distincte ouvrit en 1931, le Technicum mari des arts (au­jour­d’hui Collège de la Culture et des Arts « I.S. Palantaj »), qui forma une nouvelle gé­né­ration d’artistes maris, dans une orientation plus soviétique. En Komi, le théâtre fondé par V.A. Savin en 1930 se sédentarisa à Syk­tyvkar et ne devint Théâtre dramatique d’État qu’en 1936 (aujourd’hui « Théâtre académique Viktor Savin ») (Cagnoli 2011, p. 59-60). Il semble que le Théâtre permiak a commencé plus tard : en 1931, lorsque le village de Ku­dymkar devint une ville, l’association artistique des « Blouses bleues » or­ga­nisa un studio d’acteurs et fonda le « Théâtre de la jeunesse kolkhozienne », qui devint en 1935 un théâtre national professionnel baptisé « Maxime Gorki » (bilingue permiak-russe). Ainsi, à l’exception des Maris, qui ont établi suffisamment tôt des écoles professionnelles dans leur propre pays, les artistes des autres États finno-ougriens de la ré­gion ont dû choisir entre une for­mation de théâtre amateur dans leur pays natal ou une école pro­fes­sion­nelle dans une lointaine capitale russe – Leningrad (Vasil’ev, Romanov et al. 1988, pp. 170-174) ou Moscou – où l’en­seignement n’était pas tou­jours dis­­ponible dans leur langue nationale.

    La traduction et l’édition sont de bons moyens de promouvoir les œuvres contemporaines et de par­ta­ger les nouvelles idées avec un pu­blic plus large. Le drame de Savin Au lever du soleil, une fleur s’est fanée fut traduit du zy­riène en per­miak par Ivu Vaśiľ (V.I. Derjabin) sous le titre Šondi petikön lymdor ćaća kośmis (Moscou, 1926). De tels échanges entre artistes komis zyriènes, komis permiaks et même oudmourtes sont relativement aisés en raison de la proximité de leurs langues. Plus tard, au début des années 1960, les lecteurs komis zyriènes purent se familiariser avec d’autres dramaturgies finno-ougriennes, par exemple, grâce aux traductions komi zyriènes publiées dans la revue L’Étoile du Nord [Vojvyv kodźuv] (versions de pièces des dramaturges oudmourte et permiak A.N. Klabukov et S.A. Možaev).

    Entre la déclaration de souveraineté (1990) et la ratification des statuts de la nouvelle Fédération de Russie, la question de l’identité nationale retrouva une place centrale dans la société. À cette époque, de nouvelles institutions furent fondées, comme le Théâtre de folklore à Syktyvkar, consacré aux spectacles en langue komie (au­jourd’hui « Théâtre national de musique et de drame »). Comme on l’a vu précédemment, ce théâtre a inclus dans son réper­toire quelques adaptations de pièces d’autres régions finno-ougriennes, par exemple Keŋež jüd [Nuit d’été] de Nikolaj Arban, adaptée en komi sous le titre Gožśa voj, muslun doj [Nuit d’été, chagrin d’amour].

    L’opéra occupe une place à part au sein des arts dramatiques[7]. En Russie finno-ougrienne, les premiers spectacles musicaux furent donnés dans les années 1940 (à Saransk, où un Opéra exis­tait déjà depuis 1935 ; en Oudmourtie en 1946 avec Svad’ba [Le Mariage] de Nikolaj Grehovodov). L’opéra devint plus « officiel » dans les années 1960, avec la création d’institutions d’État – les Opéras d’État de Syktyvkar (1958) et d’Iževsk (1967) – en même temps que le développement d’un répertoire national soviétique. German Korepanov et Gennadij Korepanov-Kamskij composent des opéras oudmourtes ; en rssa marie, la création du « 1er opéra natio­nal mari », Akpatyr, d’Èrik Sapaev d’après Čavajn, a lieu en 1963, suivi par Elnet d’Ivan Molotov (1971) ; à la même époque, en 1960, le « premier opéra national tchouvache », Šyvarmań, est mis en scène. Le renouveau post-soviétique conduit à une nouvelle génération de pièces musicales dans les années 2000, avec un nouveau focus sur le folklore, et même de véritables opéras en langues nationales, destinés à se substituer aux créations de l’ère précédente – Aldiar d’Èlina Arhipova en Mari-El (2001), Kuratov de Serge Noskov en Komi –, ainsi que du « premier musical oudmourte » (mais en russe) en 2009, Na kraju ljubvi [Au bord de l’amour], d’après la mythologie nationale. En Tchouvachie, les années 2000 voient aussi la création d’un nouvel opéra et d’un opéra-rock (2008).

Conclusion

    Si l’on observe un développement similaire, à propos du théâtre en langues finno-ougriennes, dans les différentes région de l’es­pace Oural-Volga depuis les années 1910, les Maris semblent avoir joué un rôle de « porte-flambeau », montrant la voie aux théâtres finno-ougriens et les unissant dans le paysage culturel mondial du xxie siècle. Le sentiment de racines culturelles communes a en­couragé ces peuples à entretenir d’étroites relations culturelles. La parenté est moins une cause de la similarité de leur développement culturel aujourd’hui qu’un prétexte à des rencontres régulières (congrès, festivals), qui s’avèrent d’importantes plateformes d’in­ter­action culturelle entre artistes de langues finno-ougriennes.



[1] La télévision pourrait toucher un public plus vaste, mais elle nécessite de plus gros moyens de production, qui ne sont pas toujours disponibles pour des programmes en langue nationale.

[2] Dans le cas komi, il faut noter que les relations économiques entre les chasseurs ou pêcheurs komis et les marchands russes étaient déjà courantes bien avant le xive siècle. Les siècles suivants ont établi une domination russe par le biais de l’administration et de la religion : en conséquence, la culture komie dénote une très longue influence russe, profondément intégrée à la tradition – contrairement aux régions du bassin de la Volga, conquises par Moscou sous d’autres formes et plus récemment.

[3] Un autre type d’interaction finno-ougrienne joue un rôle important dans la culture komie : avec les voisins de la toundra, en Europe boréale et en Sibérie occidentale (Samoyèdes, Khantys, Mansis) – cf. les spectacles du dramaturge russophone Aleksandr Klejn dans les années 1960-1970 et de Svetlana Gorčakova dans les années 1990-2000). Dans ces exemples, il ne s’agit pas de « racines » finno-ougriennes communes mais clairement d’interaction culturelle.

[4] Ce qui n’est pas étonnant si l’on pense à cette caractéristique essentielle de la créativité chez les Oudmourtes : « The Udmurt ethnic mobilisation consists in a bottom-up production of group or individual creative initiatives turned toward the foreign exporting models, questioning the past in order to adapt it to the present times, and whose purpose is to build an identity strong enough for facing the current and future challenges. The Udmurt young generation is obviously aware of its capacity to be on an equal foot with any other culture. » (Dugast-Casen 2013, pp. 190-191)

[5] De Finlande, d’Estonie, de Hongrie et de diverses régions de Russie, ainsi que des émigrés.

[6] À Blagoveščensk, en Extrême-Orient (oblast’ de l’Amur), où il effectuait son service militaire dans l’armée impériale russe à la frontière chinoise pendant la Première Guerre mondiale.

[7] À propos des opéras nationaux finno-ougriens, voir Fantapié & Cagnoli 2010.


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[ANDERSON 2006] Benedict Anderson. Imagined Communities. – London : Verso, 2006.
[CAGNOLI 2011] Sébastien Cagnoli. Ńobdinsa Vittor et Francis Gag – Le théâtre au service de la langue. – Nice : SERRE, 2011, 120 p. ill. ISBN 978-2-86410-553-4.
[DUGAST-CASEN 2013] Marie [Dugast-]Casen. « The strategy of Udmurt culture in the 21st century », in Проблемы этнокультурного взаимодействия в Урало-Поволжье: история и современность – Samara : Académie d’État des Sciences Humaines et Sociales de la Volga, 2013, pp. 188-195 (anglais et russe).
[FANTAPIÉ & CAGNOLI 2010] Sébastien Cagnoli & Henri-Claude Fantapié. « Kuratov de Serge Noskov – Écrire un opéra national au XXIe siècle » // Études finno-ougriennes, n° 42, 2010, pp. 127-158.
[FEDJUNËVA et al. 1998] Галина Валерьяновна Федюнева (отв. ред.). Коми язык. Энциклопедия [La langue komie. Encyclopédie] – М. : ДиК, 1998.
[LATYŠEVA 1985] Вера Алексеевна Латышева. Драматургия и жизнь [Le théâtre et la vie]. – Ск: Коми кн. изд-во, 1985. 80 с. [Sous-titré « Évolution des genres de la dramaturgie des peuples finno-ougriens de la Volga et de l’Oural ».]
[TOULOUZE 1991] Eva Toulouze. « Compte rendu de la première conférence des écrivains finno-ougriens (Joshkar-Ola, mai 1989) » // Études finno-ougriennes, n° XXIII, 1991, pp. 153-164.
[TOULOUZE 2015] Eva Toulouze. « Le mouvement des écrivains finno-ougriens » // Études finno-ougriennes, n° 46 (2014), 2015.
[VASIL’EV, ROMANOV et al. 1988] Сценическая педагогика, вып. 3: Национальные студии ЛГИТМиК. Сборник научных трудов. Ред. кол.: Ю.А. Васильев, П.В. Романов… – Л.: ЛГИТМиК, 1988.


Texte paru dans S. Cagnoli, Lever de rideau sur le pays komi – Un théâtre finno-ougrien de Russie boréale en dialogue avec le monde, Adéfo & L'Harmattan, 2018.

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